Tout  a commencé avec un exercice de formation du caractère. Chaque année deux ans de suite,  Brune, la gentille vache Suisse de notre communauté, a mis bas une génisse, portant ainsi notre troupeau de laitières à l'impressionnant total de trois. Or, en novembre 2017, quand nous nous sommes penchés à la porte de l'étable, ce fut pour constater la présence d'un bébé taureau couleur crème, tout flageolant sur ses petites pattes. Qu'allions-nous en faire ?

À peu près à la même époque, nous nous interrogions également sur la conduite à tenir envers le jeune garçon dont les grosses colères mobilisaient si souvent notre foyer. Se pourrait-il que le gamin s'occupe du veau ?

Le fils de l'auteur avec son jeune bœuf. Photo utilisée avec la permission de l'auteur.

L'étable se trouve à quelques centaines de mètres à peine derrière la maison. Notre fils pourrait peut-être aider le petit bovin à mener une vie épanouie et productive, jusqu'à l'abattage à l'automne prochain.
Mon mari m'a fait remarquer que notre famille n'est pas vraiment fan des mascottes. Notre fils ne s'est jamais vu confié la survie de quoi que ce soit au quotidien. Il s'est désintéressé du lapin au bout d'une semaine seulement. Nous aussi, pour tout dire. La bestiole dut trouver un foyer plus stable et plus aimant.

Quelle conduite à tenir envers le jeune garçon dont les grosses colères mobilisaient si souvent notre foyer?

Notre fils aime la viande ; il reste volontiers à l’affût dans l'observatoire à gibier et aime participer à la transformation d'un chevreuil en rôtis et saucisses. Et vous me dites maintenant qu'il va regarder une petite créature dans les yeux, lui donner un nom, l'élever, tout en sachant qu'elle a une date de péremption d'un an ? Ça va nous le traumatiser, c'est sûr.

Quand nous lui avons proposé l'aventure, il manifesta un tel enthousiasme que se sont envolées toutes mes inquiétudes. Le gentil petit taureau, Sport, n'a jamais eu à attendre longtemps pour recevoir ses attentions. Tous les matins, notre fils sautait du lit, enfilait ses bottes et courait lui prodiguer grain, foin et eau fraîche.

Pour sûr, le veau n'a jamais eu à attendre ; nous si. Le garçon n'est jamais arrivé à l'heure au petit déjeuner. Les voisins ont dû s'habituer à entendre, d'abord, un veau en pleine croissance réclamer en mugissant son petit déjeuner, puis le beuglement d'un parent agacé crier, « À table ! ». Nous parvenait alors un lointain « J'arrive », suivi, cinq ou dix minutes plus tard, du cow-boy lui-même – qui se souvenait même (peu souvent...) de retirer ses bottes crottées avant de s'attaquer à ses propres céréales.

Le veau n'a jamais eu à attendre ; nous si. Le garçon n'est jamais arrivé à l'heure au petit déjeuner.

Il avait toujours une bonne explication. Un jour, Sport réussit à se coincer la tête entre deux barreaux de sa claire-voie. Une autre fois, un ouvrier agricole avait installé le veau dans un pâturage plus éloigné. Notre garçon dut traverser le pâturage voisin en trimbalant un seau débordant de grain, et trois grandes vaches gourmandes se mirent à converger vers lui. Amicales, oui ; douces, sans doute ; mais 700 kg de muscles chacune, aussi. Difficile de négocier dans un tel contexte. Un jour, il répondit à l'appel du fenil qui mourait d'être exploré ; une autre fois, c'est la clôture qui avait besoin que quelqu'un se balance dessus.

Il n'en faisait pas des excuses, mais racontait ses aventures d'un air émerveillé, devant son bol de céréales. « Super, mais tu dois arriver à l'heure au petit-déjeuner », lui rappelions-nous. Ce à quoi il nous certifiait son total assentiment : « Demain sans faute... » Mais il était encore en retard le lendemain.

L'été venu, la coloration fauve clair de Sport avait viré au brun foncé et, quand il mugissait, on croyait entendre un adolescent tester un juron en essayant de ne pas se casser la voix. Il n'avait plus envie de caresses amicales entre les bourgeons de ses cornes. Pourtant, notre garçon de ferme était fier de son pensionnaire, et il le servait fidèlement en bavardant amicalement avec lui, pendant qu'il mâchait son maïs.

Puis ce fut octobre et, quand notre fils se leva, ce fut pour aller faire ses adieux.

En septembre, Sport était devenu un robuste yearling. Papa recommanda à son fils de ne plus grimper dans son bercail. Puis ce fut octobre et, quand notre fils se leva, ce fut pour aller faire ses adieux.  Tous les matins, il était allé seul s'occuper de lui, et il tenait à être seul aussi en ce jour mémorable. On ne saura donc jamais ce qu’ils ont bien pu se dire. À son retour, il était sombre, mais serein.

Un voisin bien intentionné lui demanda : « Quand ton taureau sera passé par la case boucherie, comment te sentiras-tu ? » « Rassasié », répondit-il, après moins d'une seconde d'hésitation.
J'ai su alors que je m'étais inquiétée pour rien.

Le barbecue a nourri deux cents personnes, et les convives ont eu la bonté de le remercier pour son bon travail. J'adore voir son visage empreint de fierté tranquille quand il évoque Sport. « Maman, c'était un bon p'tit gars, cette bête. Et sa viande… délicieuse, tu te rappelles ? »


Traduit de l'anglais par Dominique Macabie