Walden, État de New York
décember 2018

Ma Chère Nancy,

Ta grand-maman vient d'avoir 80 ans. C'est un âge vénérable, même si je n'ai pas l'impression d'avoir changé. L'âge ne devrait pas être un problème, mais il impose quand même quelques limitations physiques. Pour moi, le moment est venu de compter toutes les bénédictions que j'ai reçues. Parmi beaucoup d'autres, il y a le privilège de te voir devenir adulte, alors que tu viens d'avoir vingt ans. 

 

Gustaf Tenggren, Little Red Riding Hood (Petit chaperon rouge)

Quand je songe à ton avenir, je réalise que je suis vieille – je ne fais pas que « devenir vieille », comme on le dit gentiment. Nul ne sait si, quand tu obtiendras ton diplôme universitaire, je serai encore capable de te dire ce qui habite mon cœur concernant ton avenir. Je vais donc le faire maintenant – sans être sûre de toujours faire mouche. Mais vous, mes petits-enfants, vous avez toujours pardonné les radotages de votre Mamie. Je suis tellement heureuse de ce lien qui nous unit, qui me permet de partager avec toi ce que je pense en me remémorant mes luttes et mes expériences, par delà les générations, l'espace et le temps. Je sais bien qu'elles ne correspondent pas forcément à ta situation actuelle. J'espère néanmoins que tu pourras en retirer quelque vérité utile.

Le héros remporte le prix grâce à sa générosité et à sa bonté.

J'ai toujours aimé raconter des histoires, comme ma grand-maman le faisait pour moi. Et je crois aux contes de fées. Ils décrivent presque toujours la lutte entre le bien et le mal. Ils montrent la cupidité, l'ambition et la dureté des humains. Ce ne sont pas les riches, les malins ou les forts qui tuent les dragons, mais celui qui est honnête, qui sait rendre service, qui accepte de l'aide et qui ne se laisse pas décourager par les obstacles. Cette quête, c'est la vie. Le héros remporte le prix grâce à sa générosité et à sa bonté. Pour gagner le prix, il faut une vision. Alors vas-y courageusement, en acceptant d'endurer des épreuves ! Et trouve des personnes qui t'accompagneront sur ce chemin, qui t'aideront à atteindre le but.

Gustaf Tenggren, The Dragon of the North

Comme un compagnon dans un conte de fées, je t'ai accompagnée dans des moments de victoire et d'angoisse. Oh ! Cette frustration de se sentir incomprise ! Ce sens aigu de l'injustice chez les jeunes ! Je n'avais pas à me mêler de ces problèmes. Ma tâche consistait simplement à apaiser les tumultes, en faisant entièrement confiance à ta faculté de ne pas te laisser décourager et de surmonter les conflits. Et aussi à t'aider à mettre en application ton grand sens de la justice en faveur de ceux qui souffrent dans ce monde rempli d'injustice : de pauvreté, de discrimination, d'oppression politique. Ton grand-père Andreas – un instituteur qui, comme moi, avait grandi dans un coin perdu du Paraguay – cherchait à faire germer en chacun de ses élèves quelque chose de cette préférence de Jésus pour les pauvres, les personnes menacées, opprimées.

J'ai vu s'affermir ton caractère et ta personnalité. Il nous arrive d'avoir l'impression que notre identité se trouve menacée quand elle est confrontée à des critiques. La manière avec laquelle on se voit n'est jamais parfaite. L'objectivité des autres peut certainement affiner nos meilleures qualités.  Elle ne les menace pas ni ne les détruit.

Devant toi s'ouvre un avenir incertain. On se demande toujours où pouvoir investir ses talents. Je suis émerveillée que tu aies relevé le défi de faire tes études là où je vivais jadis, à Montevideo, en Uruguay, alors que tu as grandi ici, aux États-Unis. Pense un peu à tout ce que tes études vont te permettre de lire ! Tu vas pouvoir lire Jorge Luis Borges, avec son éloquente maîtrise des mots,  Cent ans de solitude de Gabriel García Marquez dans sa langue originale, la voix de tous les exilés du monde dans les poèmes de Julia Esquivel. Et tu pourras apprécier des auteurs comme Cormac McCarthy, qui laisse transparaître l'émotion dans De si jolis chevaux par ses expressions en espagnol.

Choisir sa manière d'exprimer sa propre identité, quand on se situe à contre-courant, coûte quelque chose.

Cependant, la langue est une chose, ton identité en est une autre. La pression au conformisme est très forte sur les campus universitaires, par l'habillement, la musique ou les sorties branchées. Choisir sa manière d'exprimer sa propre identité, quand on se situe à contre-courant, coûte quelque chose. Il est très important alors de rechercher des terrains d'entente, chaque fois que c'est possible. Je suis contente d'apprendre que tu passes de bons moments sans sacrifier tes valeurs intérieures. C'est vrai, il a fallu que tu endosses des critiques à l'encontre de ton pays. Ce qui se passe aux États-Unis suscite des remous dans le monde entier. Cependant, si tu aimes vraiment ton pays, tu apprécieras d'apprendre comment il est perçu à l'étranger. Cela renforcera ta détermination à œuvrer pour son amélioration. Amis et ennemis peuvent t'aider à prendre conscience de ses forces et de ses faiblesses. Il en est de même pour la petite communauté du Bruderhof dans laquelle tu as grandi.

Maintenant, dans un nouveau continent, tu te trouves confrontée à une foule de questions que tu ne t'étais jamais posées auparavant. Ta foi en Dieu le Créateur et en Christ ton Sauveur a été mise plusieurs fois à l'épreuve ces dernières années. La raison cherche à adapter la foi aux capacités de notre cerveau. Hélas ! Comme Dieu serait petit si c'était possible ! L'apôtre Paul parle de la foi en termes autrement glorieux : croire en des réalités qu'on ne voit pas ! Même la science reconnaît qu'il existe beaucoup de mystères de ce genre. Tu peux séparer les différentes parties d'une fleur, donner un nom à chacune d'elles, mais tu ne pourras jamais les remettre ensemble pour en faire une plante vivante.

Ce qui t'appartient représente un fil particulier, appelé à s'accorder au grand ouvrage de la rédemption.

Comme cette fleur vivante, avec tout ce qui la compose, tu fais partie toi aussi d'un ensemble plus grand, mystérieux ; tu ne fais pas seulement partie d'une famille ou d'une communauté, pas seulement d'une nation, mais tu fais partie de la toile de l'humanité, tissée par Dieu. Ce qui t'appartient représente un fil particulier, appelé à s'accorder au grand ouvrage de la rédemption : en redonnant à la terre sa vocation originelle au sein du vaste univers, et cela en servant et en honorant son Créateur, en guérissant les relations brisées, en remédiant aux injustices de la société qui mettent en danger les faibles et les pauvres – sans parler de l'environnement. Toutes tes capacités doivent se consacrer à atteindre cet objectif. Le défi consiste à investir pour ce service non seulement tes capacités intellectuelles mais tout ce que tu es ! La clé pour ce défi réside dans les Évangiles. Elle a été semée dans le cœur des hommes depuis toujours : « Aime ton prochain comme toi-même. »

J'espère être encore là quand tu reviendras à la maison. C'est alors que commenceront vraiment les leçons de la vie. Le désir de t'exprimer avec tes dons est bien naturel. Mais ce n'est pas le but suprême. C'est l'harmonie ! En travaillant, tu feras partie d'une équipe avec les mêmes objectifs que ceux auxquels tu aspires. Cependant, les différences de caractères te causeront sans doute des frustrations, surtout quand d'autres avis sembleront entraver ou limiter ta créativité. Mais aborde toujours un conflit avec ton regard de collaboratrice. Faire le premier pas vers la réconciliation exige de l'humilité et du courage. Rappelle-toi que tu recherches quelque chose de plus élevé que ton épanouissement personnel. Voici les plus importantes lignes de conduite : « Cherche d'abord le Royaume de Dieu » et « Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice ». La vie concrète peut devenir compliquée. Parfois, tu auras besoin de trouver l'humilité nécessaire au sacrifice de tes meilleurs projets. Mais le but en vue duquel tu vas œuvrer est supérieur à ta propre satisfaction.

Et lis ! Prends du temps chaque jour pour la lecture.

Évidemment tout travail, même celui que tu aimes, peut devenir répétitif et épuisant. Comment alors conserver ta vivacité d'esprit ? Garder des liens en-dehors du lieu où l'on travaille est toujours important. les livres Ne recherche pas seulement la compagnie de personnes qui pensent comme toi mais celle de gens qui ont d'autres réactions sur les sujets du moment qui te préoccupent. Ils pourront enrichir ton analyse des liens de cause à effet, ou t'aider à préciser plus nettement tes propres convictions. L'indifférence, l'intérêt personnel, voire l'hostilité contre quelque chose ou quelqu'un  d'inconnu sont difficiles à surmonter et très répandus chez les jeunes. Essayer de comprendre d'où ça vient aide à combler le fossé. Recherche la compagnie des vieux et pas seulement des jeunes. Ils pourront devenir pour toi des guides : de vrais amis qui oseront te dire où tu fais erreur sans craindre de détruire la relation. 

Et lis ! Prends du temps chaque jour pour la lecture. Au lycée, tu lisais les grands classiques américains : Les raisins de la colère, Gatsby le Magnifique, L’Élu de Chaïm Potok. Quand j'étais adolescente je les lisais aussi. Je ne le faisais que pour l'intrigue, la force des émotions humaines, l'action, l'enchantement, qui dépassaient mes expériences personnelles. C'est seulement à l'âge adulte que je me suis laissée surprendre et toucher profondément par leurs leçons. Continue donc à lire beaucoup et intensément. 

Notre monde est saturé de propagande, de slogans et d'informations qui agressent continuellement nos sens. Mais la vraie lecture, parce qu'elle prend du temps, aura sur toi un tout autre effet. Elle pénétrera à l'intérieur de toi-même. Pour ma part, j'aime la fiction, tout particulièrement la fiction historique. Comme l'écrit le rabbin Shalom Carmy, professeur de philosophie à l'Université Yeshiva :

Les livres d'histoire ne sauraient remplacer les romans. Nous lisons Dickens ou George Eliot parce que ces écrivains ont du discernement, une pénétration du regard. Ils nous ouvrent des perspectives nouvelles, saisissantes, sur le monde. Ils font ressortir des aspects qui restent souvent invisibles dans les ouvrages de non-fiction. Ils offrent une compréhension en profondeur de la nature humaine, en mettant en lumière les motifs et les raisonnements souvent obscurs qui guident nos comportements. Ils nous donnent quelque chose que nous ne pourrions pas obtenir d'un sociologue, d'un historien ou d'un journaliste.

L'histoire, s'il ne s'agit que d'une énumération de faits, reste aveugle à l'âme humaine. Mais considérer l'histoire à travers le regard de ceux qui l'ont vécue met en évidence ce qui constitue notre humanité. C'est ce qui m'aide à me rappeler encore aujourd'hui de faits historiques : Pleure, ô pays bien-aimé d'Alan Paton, Au temps des papillons de Julia Alvarez, La Voleuse de livres de Markus Zusak sont des œuvres récentes. Mais il y aussi, bien sûr, L'Adieu aux armes et Pour qui sonne le glas de Hemingway, et Le Souffle de la guerre de Herman Wouk qui font partie des classiques de notre pays. J'aime les fins positives – pas forcément joyeuses – dans lesquelles on apporte une résolution humainement possible à un conflit auquel on est confronté – parfois même une résolution venant de Dieu. Ne souhaitons-nous pas tous une certaine dose de rédemption au sein de chaque conflit, personnelle bien sûr mais aussi générale ?

Viendront des moments où tu te sentiras vidée, chargée au-delà de tes forces. Ces moments font partie de la vie. Surmonte-les, dans la confiance en Dieu qui te rempliras à nouveau d'inspiration et d'énergie intérieure. Parfois, Dieu mettra un « Non » en travers de ton chemin qui sera difficile à comprendre. L'accepter t'apportera un discernement inattendu du plan qu'il a pour toi. Un jour, alors que je traversais une crise intérieure, l'un de mes meilleurs amis m'a écrit que les pierres que Dieu semble placer sur notre chemin ne sont pas là pour entraver notre marche, mais pour nous permettre de nous arrêter pour réfléchir à la direction que nous prenons – et à l'éventualité de faire marche arrière et de recommencer.

Gustaf Tenggren, The Castle in the Valley

Voici encore une pensée. Elle te paraîtra sans doute banale mais elle t'aidera peut-être à trouver une joie inattendue : Bien que tu bénéficies d'une formation et de compétences bien spécifiques, la vie en communauté réclame l'engagement de tout ton être, pas seulement de ce que tu es professionnellement. Cela peut signifier avoir à s'occuper d'une personne âgée pour l'aider à surmonter sa dépendance, en restant de bonne humeur et peut-être en l'accompagnant dans ses difficultés. Ce peut être aussi accepter quelque chose que tu ne souhaites pas faire, voire même quelque chose que tu ne penses pas être capable de faire. Les résultats vont certainement t'étonner ! Comme tu le sais, j'ai été institutrice pendant de nombreuses années. J'étais passionnée par l'enseignement : accompagner un enfant à travers les obstacles pour l'aider à réussir était ma joie de vivre. Imagine mon désarroi quand, il y a longtemps, alors que j'étais une jeune maman, les circonstances m'ont amenée à changer de travail. Je me suis du jour au lendemain retrouvée responsable d'une équipe de couturières ! Je ne savais même pas coudre ! J'ai pleuré amèrement d'avoir perdu mon engagement quotidien auprès des enfants. J'étais certaine que tout le monde allait bientôt se rendre compte de mon incapacité à assumer ma nouvelle tâche. 

Mais figure-toi ! Les femmes avec lesquelles je travaillais avaient beaucoup plus de patience avec moi que je n'en ai jamais eu avec moi-même. Petit à petit, j'ai appris le métier – au point que maintenant je peux, à 80 ans, me rendre quotidiennement à l'atelier de notre communauté pour coudre les garnitures des beaux meubles que nous confectionnons (sans parler de la couture de cadeaux et de jouets pour des amis et pour mes petits-enfants). Pouvoir encore être utile de cette manière me procure une grande satisfaction. Lorsque nous acceptons que d'autres nous fassent confiance pour réussir quelque chose de nouveau, nous découvrons en nous des talents insoupçonnés.

Mais parce qu'il aimait la vie et aimait les gens, le monde était sa salle de classe.

En outre, cette expérience n'a pas mis un terme à mon travail d’éducatrice. Elle lui a ouvert de nouveaux horizons et l'a enrichi. Ces dernières années, le privilège d'accompagner des enfants et des jeunes dans toutes sortes de situations, en tant qu'enseignante, conseillère et grand-maman, a été une grande bénédiction pour ma propre vie. La confiance est un don précieux que je ne considère jamais comme acquis, qu'il soit offert par des jeunes – comme toi, ma chérie – ou par des vieux. 

J'ai fait allusion à ton grand-père Andreas, de qui j'ai tant appris. Il n'était allé que neuf ans à l'école. Mais parce qu'il aimait la vie et aimait les gens, le monde était sa salle de classe. Il peut aussi être la tienne. 

Ma lettre est déjà bien assez longue. Va maintenant dans ton parc préféré à Montevideo, prends un bon livre et déguste pour moi un Yerba Maté.

Avec toute mon affection, 
ta grand-maman qui t'aime.


Traduit de l'anglais par Bríd Kehoe