Le père d’une amie avait coutume de lui dire, en la voyant savourer une nourriture qui lui semblait un peu trop abondante, qu’elle creusait lentement sa tombe avec ses dents. Cette pensée est un lieu commun. D’autres l’ont exprimée avant lui et continueront de le faire après. Mon amie et moi-même répondions à son père et à ceux qui lui faisaient écho – si ce n’était dans les mêmes termes, en tous cas avec la même intention : Oui, on sait.

Je repense souvent à cette image de tombe que l’on creuse avec ses dents quand je suis avec des gens pour qui la nourriture n’est pas quelque chose qui surabonde et que l’on tient pour acquis, ou des gens pour qui elle semble dangereuse. Dans les centres de détention pour immigrants que j’ai visités,  par exemple, la question de la nourriture revient souvent. Pour de nombreux détenus, la nourriture détestable qui leur est servie à des heures indues – le petit déjeuner peut être servi à quatre heures du matin et le dîner à quatre heures de l’après-midi – leur semble être une punition supplémentaire.

Certaines étaient obligées de dormir par terre, mais c’était la nourriture qui leur semblait être le plus grand tourment et la plus grande humiliation.

Il y quatorze ans, une femme rencontrée à l’hôtel South Florida transformé en maison de détention pour femmes et enfants arrivant d’Haïti à Miami en bateau, m’avait dit : « On ne gardait rien de ce qu’on mangeait ». Soit ces femmes vomissaient, soit elles avaient la diarrhée. Elles vivaient à six dans une chambre d’hôtel. Certaines étaient obligées de dormir par terre, mais c’était la nourriture qui leur semblait être le plus grand tourment et la plus grande humiliation. Non seulement ces femmes n’avaient aucune maîtrise sur ce qu’elles absorbaient, mais en plus, cela les rendait malades – et la maladie les déshumanisait davantage encore.

Pendant mon adolescence, au début des années 80, j’accompagnais souvent mes parents avec le groupe paroissial de mon père pour rendre visite aux réfugiés Haïtiens et aux demandeurs d’asile dans un centre de détention proche du Brooklyn Navy Yard. Là aussi, la question de la nourriture était évoquée.  A l’époque, les hommes croyaient que les hormones de la nourriture du centre de détention leur faisaient pousser des seins, une affection connue sous le nom de gynécomastie. « Ils essaient de nous transformer en femmes pour nous rendre plus dociles », avait dit un homme à mon père lors d’une de nos visites.

En octobre 1987, trente hommes venant d’Haïti qui avaient été détenus au Centre de détention de Krome, à Miami, déposèrent une plainte contre le gouvernement fédéral, affirmant qu’ils avaient développé une gynécomastie pendant qu’ils étaient à Krome. La seule chose que les hommes détenus à Brooklyn et à Miami semblaient avoir en commun, outre qu’ils étaient Haïtiens et en détention, était la nourriture institutionnelle.

Le procès révéla que la gynécomastie avait pu être causée par l’usage d’insecticides (notamment d’un produit destiné aux animaux) dans les centres de détention,  et d’une crème agressive anti-gale et anti-poux, appelée Kwell, que l’on donnait quotidiennement aux détenus Haïtiens en guise de lotion corporelle. Par ailleurs, d’autres recherches mirent en évidence des liens entre régime alimentaire et gynécomastie, et les plaignants demeurèrent convaincus que la nourriture de leur centre de détention avait un lien avec leur affection. En dépit de tout cela, un jury déclara le gouvernement non responsable.

André Chung, Cane Cutter (Coupeur de cane), La Havane, Cuba

Les repas absorbés en situation de désespoir ou de détresse finissent, bien sûr, par rester gravés dans les mémoires. Le choix du dernier repas d’un condamné à mort suscite un tel intérêt que dans les conférences de presse post-mortem, il est souvent mentionné en même temps que les dernières paroles. Le dernier repas le plus connu est la Cène, très lointain ancêtre de tous les derniers repas. Nous ne savons rien d’autre de ce qui a été consommé durant la Cène mis à part le pain azyme et le vin que Jésus offrit à ses disciples – y compris ceux qui le renieraient et le trahiraient – en disant : « Prenez, mangez, ceci est mon corps. » Puis, « Buvez, ceci est mon sang »

Bon nombre des hommes que mon père et ses amis paroissiens allaient voir dans le centre de détention de Brooklyn, il y a bien des années, étaient croyants. Tout comme l’étaient certaines des femmes à qui je rendis visite des années plus tard, tant que je fus autorisée à me rendre dans les centres de détention pour immigrants. Beaucoup d’enfants détenus et non accompagnés portent sur eux, entre autres amulettes précieuses, une croix ou une médaille de Saint Christophe supposées les protéger durant leur voyage éprouvant.  On dit que Saint Christophe porta dans ses bras un petit enfant vulnérable pour le faire traverser un fleuve tumultueux, un enfant qui aurait pu être n’importe quel enfant dans le besoin, l’enfant d’un étranger, et qui s’avéra être l’Enfant Jésus. Saint Christophe était lui aussi un migrant, qui finit par être emprisonné puis exécuté pour sa foi.

Bien des enfants qui, de nos jours, traversent eux aussi des déserts et des cours d’eau déchaînés, se mettent en route avec un peu de nourriture soigneusement préparée pour les sustenter au moins une partie du chemin. Puis, pour le reste du voyage, parents comme enfants doivent espérer qu’ils trouveront d’une façon ou d’une autre de la nourriture, qu’elle soit à acheter ou donnée, ainsi que l’eau nécessaire à leur survie. Cela requiert autant de foi que d’espérer qu’il y a une lampe à côté d’une porte dorée, une porte encore ouverte aux « cohortes serrées qui aspirent à vivre libre »[1]

Carl Juste, Crushed (Écrasé), Port-au-Prince, Haiti

L’une des manières dont mes parents immigrés tentèrent de nous imprégner, mes frères et moi, de la culture américaine fut de nous laisser choisir entre manger des pizzas, du poulet frit ou des hot-dogs les vendredis soirs, après avoir mangé du riz, des haricots et des bananes plantain ou d’autres plats haïtiens tous les autres soirs de la semaine. Je ne leur ai jamais dit que je mangeais déjà cette nourriture américaine tous les jours à la cantine de l’école, parce que j’avais peur que mes parents, eux aussi, croient que je creusais ma tombe avec mes dents.

Il ne fallait pas avoir l’air trop affamé ni trop impatient.

Ma mère aimait nous dire, à mes frères et moi, que sak vid pa kanpe (les sacs vides ne tiennent pas debout) et que se sak k nan vant ou kip a w (tu ne possèdes que ce que tu as dans le ventre). Et à cela, nous aussi nous répondions : Oui, on sait. Elle nous répétait souvent cela avant que nous n’allions déjeuner ou dîner chez quelqu’un. La grande leçon de toutes ces maximes maternelles et de ces proverbes familiaux était de ne jamais se montrer quelque part le ventre trop creux. On ne savait jamais quand on allait passer à table, et jusque-là, il ne fallait pas avoir l’air trop affamé ni trop impatient. Et si par hasard notre arrivée coïncidait avec l’heure d’un repas auquel nous n’avions pas été conviés, il fallait refuser la nourriture qui nous était offerte même si on mourrait de faim, ceci afin de ne pas donner l’impression d’être avide et calculateur, venu exprès pour manger – visye. 

Je repense également à tout cela quand j’entends parler de gens qui n’ont pas le choix de leur nourriture, de gens qui doivent complètement compter sur les autres pour se nourrir, de gens qui n’ont d’autre choix que d’avaler une nourriture qu’ils exècrent, et de gens qui sont nourris contre leur volonté.

Lakhdar Boumediene, qui fut prisonnier à Guantanamo de 2002 à 2009, écrivit en 2017 dans The New Republic, au sujet de la grève de la faim qu’il y fit :

On me demande parfois pourquoi j’ai fait une grève de la faim. Vouliez-vous mourir ? Aviez-vous renoncé ? La réponse est non… J’ai arrêté de manger non pas parce que je voulais mourir, mais parce que je ne pouvais continuer à vivre sans faire quelque chose pour protester contre l’injustice de mon traitement. Ils pouvaient m’incarcérer sans raison et sans me laisser aucune chance de plaider mon innocence. Ils pouvaient me torturer, me priver de sommeil, me mettre à l’isolement, contrôler chaque aspect de ma vie. Mais ils ne pouvaient pas m’obliger à avaler leur nourriture.

En juillet 2013, Yasiin Bey, le rappeur et activiste autrefois connu sous le nom de Mos Def, accepta d’être nourri de force, de la même manière que l’étaient les prisonniers faisant la grève de la faim à Guantanamo. Bey fut attaché à une chaise d’alimentation qui ressemblait à une chaise électrique. Ses mains, ses pieds et sa tête furent sanglés. Une sonde naso-gastrique fut introduite dans son nez, dans sa gorge, jusqu’à son estomac, un procédé que l’armée américaine appelle « alimentation entérale ». Pendant que Bey s’agitait et se contorsionnait dans sa chaise – pour autant qu’il le pouvait – les larmes coulaient sur son visage. Il toussait. Il grognait. Il implorait ses « geôliers », qui pesaient parfois de tout leur poids sur sa poitrine et son estomac, d’arrêter. 

« S’il vous plait, s’il vous plaît, arrêtez », suppliait-t-il.

Après environ une minute, il se tortillait et se débattait tellement que le tube est ressorti. Les geôliers lui firent alors une prise d’étranglement pour l’immobiliser davantage et ne s’arrêtèrent que lorsqu’il révéla sa véritable identité : « Je suis Yasiin Bey, dit-il. Arrêtez, s’il vous plaît. Je n’en peux plus. » Puis il s’effondra en larmes. 

Si Bey avait été un vrai prisonnier, ses geôliers n’auraient pas arrêté jusqu’à ce qu’ils soient parvenus à le nourrir de force. Les grévistes de la faim de Guantanamo étaient nourris de la sorte deux fois par jour, à chaque fois pendant deux heures. Puis on leur plaçait un masque sur la bouche pendant que leur corps assimilait la nourriture liquide – il s’agissait souvent du complément nutritionnel Ensure. De retour dans leurs cellules « sèches » – où il n’y avait pas d’eau – ils étaient surveillés étroitement pour voir s’ils vomissaient. S’ils vomissaient le complément, ils étaient ramenés à la chaise. Attachés à la chaise, bien des prisonniers urinaient et déféquaient sur eux, comme l’on peut s’y attendre. La sonde, bien sûr, rend la respiration difficile. Pendant le mois sacré du Ramadan des musulmans, les prisonniers qui jeûnaient étaient nourris de force avant l’aube et après le coucher du soleil. Au début de cette année, des prisonniers entamèrent une grève de la faim dans les centres de détention pour immigrants au Texas, à Miami,  Phoenix, San Diego et San Francisco, et furent nourris de force par sonde naso-gastrique, sur ordre d’un juge fédéral. D’après des membres de leurs familles, cette alimentation forcée a provoqué chez eux de constants vomissements et saignements de nez.

Carl Juste, A Day’s Work (Une journée de travail), Port-au-Prince, Haïti

Quand une personne meurt dans des circonstances mystérieuses, quand, par exemple, elle succombe subitement sans signe avant-coureur de maladie, les aînés de ma famille diront parfois qu’elle a été mangée. Yo mange li. Ils l’ont mangée. Ce yo (ils) est souvent une personne ou un groupe de personnes mal intentionnées, qui ont utilisé des forces destructrices pour tuer quelqu’un à distance. Jamais personne ne consentirait à être mangé de la sorte, à moins de ne pas avoir le choix ou d’être noble au point d’accepter de se sacrifier.

C’est mon corps, c’est mon sang, c’est mon fils, c’est ma fille, c’est mon espoir, c’est mon rêve.

Au début des années 1990, avant de devenir une prison militaire où des gens suspectés de terrorisme sont détenus indéfiniment,  la base navale de Guantanamo à Cuba a été utilisée pour y entasser trente-sept mille demandeurs d’asile haïtiens en tout, qui avaient été interceptés en haute mer par les garde-côtes américains après que le premier président démocratiquement élu d’Haïti, Jean-Bertrand Aristide, ait été renversé par un coup d’état militaire. Et parce qu’à la même époque les immigrés séropositifs étaient interdits d’entrée aux États-Unis, les demandeurs d’asile haïtiens séropositifs furent retenus à Guatanamo pour une durée qui a dû être perçue elle aussi comme une durée indéfinie. Le 23 janvier 1993, menés par Yolande Jean, mère de deux enfants et militante politique haïtienne, plus de deux cents haïtiens séropositifs entamèrent une grève de la faim qu’ils poursuivirent pendant quatre-vingt-dix jours. Yolande Jean avait alors déclaré à des reporters américains : « Nous avons entamé une grève de la faim afin que ce corps dépérisse et que l’âme puisse alors s’en aller vers Dieu. Laissez-moi me tuer pour que mes frères et sœurs puissent vivre. »

Voici ce qu’écrivit en 1993 Yolande Jean dans une lettre adressée à sa famille, et en particulier à ses fils Hill et Jeff, alors qu’elle était en grève de la faim à Guantanamo Bay :

A ma famille,
Ne comptez plus sur moi, parce que je suis perdue dans les combats de la vie…  Hill et Jeff, vous n’avez plus de mère. Puissiez-vous réaliser que vous n’avez pas une mauvaise mère, mais seulement que la vie m’a enlevée. A Dieu, mes enfants. A Dieu, ma famille. Nous nous reverrons dans un autre monde.

Yolande Jean survécut, mais la moitié des grévistes de la faim séropositifs moururent après leur libération.
Combien d’entre nous auraient le courage d’écrire une telle lettre ? Et combien d’autres mères devront écrire des lettres comme celle-ci, ou du moins se trouver un jour pas loin de le faire ? Combien devront continuer à dire : c’est mon corps, c’est mon sang, c’est mon fils, c’est ma fille, c’est mon espoir, c’est mon rêve, c’était ma vie, voilà ce qu’aurait dû être ma vie, voilà comment j’imaginais ma mort –  combien d’entre nous devront encore réciter ces plaidoyers, ces prières, ces lamentations et ces chants funèbres, avant d’être conviés au repas partagé, avant qu’on nous accorde le droit de nous asseoir et de manger en paix ?

[1] NdT : Allusion au poème d’Emma Lazarus gravé sur le piédestal de la statue de la liberté, et qui s’adresse aux opprimés, aux immigrants en quête d’une nouvelle vie.


Traduit de l'anglais par Bríd Kehoe.