Voici une histoire sur la famille moderne. Elle se déroule comme suit : les familles sont en crise, et la cause en est l’effondrement moral de notre société, où de moins en moins de jeunes grandissent dans des foyers biparentaux ; les gens se marient de plus en plus tard (voire pas du tout), bien après leurs années les  plus favorables à la procréation ; en fait, des cohortes de plus en plus nombreuses de jeunes ne manifestent qu’un intérêt très mitigé pour une relation engagée – ou même pour le sexe. Certes, les membres des classes instruites, s'ils se marient, défendent encore des valeurs familiales assez traditionnelles (même s'ils n'en font pas un étendard). Toutefois, dans le reste de la population, une instabilité familiale générale, marquée par cohabitation en série et foyers sans père, fait obstacle à toute poussée dans la bonne direction. Et même les conjoints d’un mariage stable sont, collectivement, complices de l'effondrement des taux de natalité : cela ne manquera pas de provoquer de graves problèmes économiques et sociaux, car les personnes âgées sont plus nombreuses que les jeunes. Nous avons besoin de toute urgence d'un profond renouvellement de notre culture familiale, soutenu par des politiques publiques qui promeuvent le mariage traditionnel et encouragent la procréation.

C'est le récit que les conservateurs sociaux répètent inlassablement en différentes versions depuis au moins 1966, date à laquelle fut inventée l'expression « valeurs familiales ». Bien sûr, leur histoire n'est pas la seule qui existe. En voici une autre : les familles sont en crise, et le grand responsable c’est le capitalisme néolibéral. Notre système économique sape la capacité des gens à former et à entretenir des familles saines, et de plusieurs façons : le marché du travail exige mobilité géographique, dispersion des familles élargies et séparation des générations ; la pression de l'emploi rend impossible à de nombreux parents une vie familiale régulière ; trop d'enfants fréquentent des écoles publiques vouées à l'inégalité en raison d’une ségrégation résidentielle séparant classes sociales et groupes ethniques. Pendant ce temps, notre système carcéral prive des millions d’enfants de leur père et de leur mère – aux États-Unis, 5 millions d'enfants de moins de 14 ans ont un parent qui, à un moment donné de leur enfance, est parti en prison. Notre société a besoin de changements structurels pour que puissent s'épanouir toutes les familles : congé parental, garantie des soins de santé, horaires de travail flexibles pour les parents, réforme de la répartition des populations, justice réparatrice.

Ces deux histoires, bien qu'associées à des camps opposés du fossé partisan, ne s'excluent pas l'une l'autre ; elles sont toutes deux, je crois, en grande partie vraies. Mais toutes deux ont tendance à passer outre la nécessité de répondre à une question plus fondamentale : comment définir les familles et à quoi servent-elles ?

La famille biologique a évidemment une grande importance ; mais dans l’ordre de nos amours, elle ne devrait figurer qu’en deuxième place.

Une raison de ne pas croire que nous connaissons déjà la réponse est le mot famille lui-même. Comme les progressistes se plaisent à le souligner, sa signification est historiquement fluctuante (mais pas nécessairement de la manière dont nous, les modérés, préférerions la définir). Les mots anglais et français dérivent du latin familia – qui désignait toute une famille multi-générationnelle sous l’autorité d’un seul chef masculin, serviteurs et affranchis inclus. À l’origine, curieusement, elle ne renvoie pas du tout à la parenté, mais plutôt à famulus, « esclave domestique ».

Cette familia est donc presque antinomique de la famille nucléaire « traditionnelle » – un père, une mère et leurs enfants, vivant sous la forme d'une unité économiquement indépendante. C’est le modèle que les conservateurs sociaux ont souvent présupposé simplement en cherchant à promouvoir les valeurs familiales. Il en va de même de leurs homologues libéraux, qui (à l'exception de quelques théoriciens radicaux) ont généralement pris le modèle nucléaire comme point de départ lorsqu'ils ont cherché à en étendre les avantages à d'autres, entre autres ménages « mixtes » ou couples homosexuels.

Pourtant, la familia romaine est plus proche de la conception biblique de la famille que la variante nucléaire. Dans l’Ancien Testament, le terme que les traductions récentes rendent par « famille » signifie littéralement « maison du père » : un ménage multigénérationnel, comprenant des enfants et des petits-enfants ainsi que des personnes à charge sans lien de parenté. (Contrairement au droit romain, l’Ancien Testament refuse au pater familias le pouvoir de vie et de mort sur les personnes à sa charge).

Bien qu’une discussion exhaustive du traitement de la famille par la Bible soit impossible ici, deux thèmes en ressortent. Premièrement, difficile de surestimer la place centrale que l’Écriture accorde à l’union d’un homme et d’une femme unis dans « une seule chair » en vue de la procréation. Cette union joue un rôle prépondérant dès les premières pages de la Bible ; elle constitue la base du commandement du Décalogue : « tu honoreras ton père et ta mère » ; et, dans les livres prophétiques, elle devient un symbole clé de la relation de Dieu avec Israël – symbole étendu dans le Nouveau Testament à la relation du Christ avec son épouse, l’Église.

Pablo Picasso, The Happy Family (Le Retour du baptême, d’après Le Nain), 1917 (public domain)

Deuxièmement, la Bible aime les généalogies. Les nombreuses litanies dans l'Écriture qui déclinent les générations successives attestent que la famille ne concerne pas seulement les vivants : elle s'étend et remonte jusqu’aux ancêtres depuis longtemps disparus, et se poursuit jusqu’aux générations à naître. « Je ne sais pas qui était mon grand-père ; je suis bien plus préoccupé de savoir ce que sera son petit-fils », a fait remarquer Abraham Lincoln, rejetant l'idée que les lignées de sang soient importantes. L'Écriture, en revanche, semble très soucieuse d’identifier votre grand-père. Ces deux thèmes scripturaires risquent de passer aux yeux de beaucoup non seulement pour conservateurs, mais même archaïques. À eux deux, ils martèlent ces axiomes : nous ne nous faisons pas nous-mêmes ; ce sont nos familles qui nous forgent. Nous ne sommes pas libres de choisir nos propres identités et loyautés ; ce sont nos familles qui nous les donnent.

Certains chrétiens pourraient souhaiter mettre de côté ces deux thèmes pour en faire des appendices historiques accessoires, comme l'interdiction du Lévitique de manger des crustacés. Cependant, ces deux thèmes apparaissent, de façon bien inopportune pour eux, dans le Nouveau Testament. Dans deux des récits évangéliques, la plus grande histoire jamais racontée commence par des tableaux généalogiques apparemment coupés-collés à partir d'une version du premier siècle d'Ancestry.com. Et à l’encontre toute tentation de rejeter l’histoire d’Adam et Ève comme un mythe ancien reflétant des normes sociales dépassées, Jésus la réaffirme, avec force et mot pour mot, dans ses paroles surprenantes qui interdisent le divorce. L’union à vie d’un homme et d’une femme, enseigne-t-il, est un lien unique sanctionné directement par Dieu : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ».

Jusqu’à présent, les valeurs familiales traditionnelles peuvent dormir tranquilles. Cependant, Jésus, après avoir réaffirmé la famille biologique, poursuit en refusant à la famille la première place. Bien qu'il ait déclaré le mariage divinement institué, il est resté célibataire, louant ceux qui « se sont fait eunuques pour le royaume des cieux ». Issu d’une lignée royale, il n’a lui-même pas eu d’héritier. En contradiction apparente avec le Décalogue, il ordonne à ses disciples de « quitter père et mère et de venir me suivre ».

Il a ainsi redéfini les liens de parenté : « Qui est ma mère, et qui sont mes frères ? ...Quiconque fait les volontés de mon Père qui est dans les cieux est mon frère, et ma sœur, et ma mère ». La famille biologique est évidemment très importante, mais dans la hiérarchie de nos amours, elle ne devrait figurer qu’en deuxième place. Nos obligations envers notre parenté restent valables, mais nous sommes maintenant appelés à les étendre à une nouvelle foule de frères et sœurs – famille composée de nombreuses ethnies et cultures, qui embrasse veuf, célibataire, étranger et inconnu(e).  Comme l’ont montré les premiers chrétiens, cette prise en charge mutuelle doit aller au-delà de la simple fraternité spirituelle pour inclure un degré de partage économique qui fait que le socialisme actuel prend des allures de petite bière. Les valeurs familiales de type chrétien devraient faire dire à ceux qui regardent les disciples de Christ (selon les termes de Tertullien) : « Voyez comme ils s'aiment ».

Ce numéro de La Charrue vise à réfléchir sur la définition d’une famille, afin que les transformations nécessaires pour résoudre la crise de la famille partent d’une fondation solide, et non de la nostalgie d’une structure idéalisée ou d’une théorisation progressiste. Il cherche aussi à explorer à quoi servent les familles. Elles ne sont pas seulement bonnes en elles-mêmes (bien qu'elles le soient sans aucun doute aussi, notamment en tant qu'écoles où règne l'amour du prochain). Plus important encore, ce sont des symboles vivants qui pointent vers la plus vraie des familles : le royaume du Père de tous.