Si nous n’étions pardonnés, délivrés des conséquences de ce que nous avons fait, notre capacité d'agir serait comme enfermée dans un acte unique dont nous ne pourrions jamais nous relever : nous resterions à jamais victimes de ses conséquences, pareils à l’apprenti sorcier qui, faute de formule magique, ne pouvait briser le charme. (Hannah Arendt)[1]

Quand nous assurons à quelqu’un qui nous a blessés que nous ne lui en voulons plus, celui-ci n’a rien d’autre à faire que d’accepter ce geste de bonté – c’est en tout cas ce que nous pourrions espérer. Mais en réalité, les choses ne sont pas si simples. Pour beaucoup, ni le pardon reçu ni aucun autre facteur extérieur à eux-mêmes ne peuvent résoudre le problème de la culpabilité. Ceux-ci ne seront en paix que quand ils se seront pardonné à eux-mêmes.

J’ai fait la connaissance de Delf Fransham en 1953, l’année où il quitta les États-Unis pour s’établir dans le petit village d’Amérique du Sud où j’ai grandi. Il venait enseigner dans notre école communale. Nous étions onze dans sa classe – onze garçons, onze garnements qui, quelques jours après son arrivée, décidèrent de le mettre à l’épreuve.

Par une matinée brûlante et humide comme le Paraguay en connaît tant (il faisait environ 43°C), nous lui proposâmes de l’emmener en excursion. Officiellement, c’était pour lui faire découvrir la région ; officieusement, nous voulions voir de quoi il était capable. Nous parcourûmes au moins dix kilomètres à travers la jungle, les prairies et les terrains marécageux avant de faire demi-tour. Peu après notre retour, il s’effondra, victime d’un coup de chaleur.

Delf dut rester couché pendant des jours, mais nous n’y pensâmes même pas. Nous avions obtenu exactement ce que nous cherchions : la preuve qu’il était une mauviette. Mais une surprise nous attendait. Le jour de son retour à l’école, il nous annonça : « Les gars, si on refaisait cette excursion ? » Nous n’en croyions pas nos oreilles ! Nous fîmes le même parcours, et cette fois-ci, il tint le coup. Delf avait gagné notre respect, notre confiance et nos cœurs – et cela ne fit que se renforcer quand, en athlète confirmé, il nous apprit à jouer au foot, participant volontiers à nos jeux.

Ce n’est que plusieurs dizaines d’années plus tard que je découvris pourquoi Delf avait investi tant d’amour et d’énergie dans ses élèves. Il avait perdu un enfant.

Son fils Nicolas était né quand les Fransham vivaient encore aux États-Unis. Un jour, Delf, au volant de sa camionnette chargée de bois pour la cheminée, s’engagea à reculons dans leur allée. Son fils de vingt mois, qui jouait dehors, se précipita à sa rencontre. Delf le vit trop tard et roula sur l’enfant.

Katie, sa femme, s’affairait dans la maison quand elle vit entrer son mari, portant dans ses bras le petit corps inanimé. Elle se souvient :

 Je suis devenue folle, complètement égarée. Delf me calma. Nous avons emmené Nicolas chez notre médecin, qui était aussi le coroner[2], et lui avons expliqué ce qui s’était passé…

Jamais il ne fut question de pardonner à mon mari parce que je savais que j’étais tout aussi responsable que lui. De même, il ne m’accusa pas – mais il s’accusa lui-même. Nous nous soutenions l’un l’autre dans notre chagrin.

Delf, cependant, n’arrivait pas à se pardonner. Il fut hanté pendant des années par le souvenir de cet accident. Après la mort de Nicolas, il fit le maximum pour consacrer autant de temps qu’il le pouvait à des enfants – le temps qu’il ne pourrait jamais passer avec le fils qu’il avait tué.

Je me rappelle que ses yeux s’embuaient souvent de larmes, et je me demande aujourd’hui ce qui les provoquait. Voyait-il son fils en nous ? Imaginait-il le jeune garçon que son tout-petit ne deviendrait jamais ? Peu importe la raison ; il semble en tout cas que la résolution de Delf de manifester son amour aux autres fut sa façon à lui de réparer la souffrance qu’il avait causée – à lui-même et à sa famille – quand il avait accidentellement interrompu une jeune vie. Je suis convaincu que ce choix lui a évité de broyer du noir et de ressasser son sentiment de culpabilité. C’est en aimant les autres qu’il fut enfin capable de se pardonner à lui-même, retrouvant ainsi son unité et sa paix intérieures.

David Harvey s’est engagé dans l’armée de terre à l’âge de seize ans, juste avant la fin de la seconde guerre mondiale. Après plusieurs années d’entraînement, il fut transféré d’abord en Afrique, puis en Allemagne, en Italie, à Hong Kong, en Chine et dans les pays du Bassin méditerranéen. Dans les premiers temps, David se plaisait au sein de l’armée, en grande partie à cause de la camaraderie entre soldats. Puis un événement survint qui changea définitivement le cours de sa vie.

 Je dus servir quelque temps au Kenya. Mes fonctions consistaient principalement à assurer des services de police et à traquer les « terroristes ». Nous passions la plupart de nos journées à patrouiller dans la jungle. C’est au cours d’une de ses patrouilles que je fus impliqué dans un terrible accident.

Nous étions tapis, à l’affût d’une bande de « terroristes », quand nous fûmes nous-mêmes surpris par une embuscade. Une fusillade éclata au milieu d’une terrible confusion et d’ordres mal compris. La patrouille se scinda en deux – la partie avec laquelle je restai devait suivre un chemin tracé par des animaux, pendant que l’autre vérifiait les fourrés de part et d’autre. Ceux qui étaient dans les fourrés dépassèrent ceux qui étaient sur le chemin et c’est ainsi que nous en vînmes à échanger par erreur des coups de feu : juste devant moi, les buissons s’écartèrent et je tirai, touchant notre chef de patrouille en pleine tête. Abandonnant notre mission, nous marchâmes seize heures, portant notre blessé sur un brancard de fortune fait avec des bambous, pour qu’il puisse recevoir les soins dont il avait désespérément besoin.

Plus tard, je fus disculpé par une commission d’enquête militaire, mais ma conscience ne me laissait aucun repos. Quatre ans s’écoulèrent et mes années de service au sein de l’armée arrivèrent à leur terme. Je retournai à la vie civile. La réadaptation fut difficile au début. Dans l’armée, on m’avait donné un numéro, non pas un nom, et j’avais été entraîné à obéir à tout ordre sans poser de questions et à croire que tout ce qu’on me disait de faire était bien – mais tout cela ne cadrait pas avec la vie civile. Lentement, cependant, les choses reprirent un cours normal et j’eus le temps de repenser à ma carrière dans l’armée. Un souvenir en particulier ressurgissait constamment dans ma mémoire : le coup de feu que j’avais tiré sur mon camarade. Où était-il ? Comment allait-il ? Avait-il seulement survécu ?

Des années plus tard, je me mis à faire des recherches pour savoir où il était et ce qu’il était devenu – mais en vain. Je rencontrai d’anciens camarades, qui avaient chacun une version différente de ce qu’était devenu celui sur qui j’avais tiré. Puis en 1996, ma femme, Marion, tomba sur un livre qui mentionnait justement cet accident. J’appelai l’auteur, qui me dit qu’il n’avait pas eu de contact récent avec mon camarade mais qu’il avait entendu dire que celui-ci vivait à Londres.

Je n’étais pas plus avancé. Finalement, en désespoir de cause, je décidai d’utiliser les services d’un journal local, qui publia mon histoire et ma photo dans son édition hebdomadaire. Quarante-huit heures plus tard, je reçus un appel de celui que je cherchais depuis des années.

Ce fut une expérience difficile. Après quelques conversations téléphoniques, nous prîmes la décision de nous retrouver chez moi. Il vint, les bras chargés de cadeaux… pour moi, qui lui avais tiré dessus. Par ma faute, cet homme était paralysé d’un côté, ne pouvait bouger un bras qu’avec difficulté et avait du mal à marcher. Je lui demandai : « Pourras-tu jamais me pardonner ? » En guise de réponse, il me donna une grande accolade. Il m’avait déjà pardonné.

John Plummer mène aujourd’hui l’existence calme d’un pasteur méthodiste dans une petite ville tranquille de Virginie. Mais sa vie n’a pas toujours été ainsi. Pilote d’hélicoptère pendant la guerre du Viêt Nam, il prit part à l’organisation du bombardement au napalm du village de Trang Bang en 1972 – un raid immortalisé par la célèbre photo d’une de ses victimes, la petite Phan Thi Kim Phuc.

Au cours des vingt-quatre années qui suivirent, l’esprit de John fut constamment hanté par cette photo qui, pour beaucoup, devint l’illustration de l’essence même de la guerre : une petite fille de neuf ans, brûlée, courant nue vers la caméra sur un fond de nuages de fumée noire obscurcissant le ciel. Vingt-quatre années pendant lesquelles la conscience de John le tourmenta. Il désirait ardemment retrouver la fillette pour lui demander pardon, mais il n’arrivait pas à agir. Se repliant sur lui-même, il sombra peu à peu dans la dépression puis dans l’alcool (l’échec de deux mariages n’arrangeant pas les choses).

En 1996, le jour où l’Amérique se souvient de ses morts au combat, John, par une incroyable coïncidence, rencontra Kim au cours d’une cérémonie autour du monument dédié aux anciens combattants de la guerre du Viêt Nam, à Washington, D.C., où Kim était venue déposer une gerbe de fleurs pour la paix ; John, lui, était venu avec un groupe d’anciens pilotes qui n’arrivaient pas à se réconcilier avec leur passé, qu’ils avaient en commun, et qui tenaient à rester solidaires.

Dans un discours au public, Kim se présenta : elle était la petite fille de la célèbre photo. Elle expliqua qu’elle souffrait encore beaucoup des séquelles de ses brûlures, mais qu’elle n’était pas amère. Elle voulait également faire savoir que beaucoup d’autres avaient souffert plus encore qu’elle : « Par-delà cette image où l’on me voit, il y a des milliers et des milliers d’autres qui ont perdu la vie, ou qui ont perdu des parties de leur corps – des milliers de vies détruites mais dont personne n’a jamais pris la photo. »

Kim poursuivit en disant qu’elle ne pouvait pas changer ce qui avait été mais qu’elle avait pardonné aux hommes qui avaient bombardé son village. Elle se sentait appelée à œuvrer pour la paix en encourageant l’amitié entre l’Amérique et le Viêt Nam. John, bouleversé, se fraya un chemin à travers la foule et réussit à attirer l’attention de Kim juste avant que celle-ci ne s’éloigne, escortée par la police. Il se présenta comme un ancien pilote de la guerre du Viêt Nam et lui dit qu’il se sentait responsable du bombardement de son village, vingt-quatre ans auparavant.

Kim vit ma peine, ma souffrance, ma tristesse… Elle m’ouvrit les bras et me serra contre elle. « Pardon, pardon… » répétai-je, incapable de prononcer d’autres paroles. Et elle, répétait : « Tout va bien, je vous pardonne. »

John expliqua qu’il lui était vital de rencontrer Kim face à face et de lui dire que la pensée de ses blessures l’avait torturé pendant des années. S’il n’avait pu lui ouvrir ainsi son cœur, il n’est pas sûr qu’il aurait pu se pardonner à lui-même. Et ce qu’il reçut en retour allait bien au-delà de ses espérances : le pardon de Kim.

En repensant à cette rencontre qui a changé sa vie, John insiste sur le fait que « le pardon ne se gagne ni même ne se mérite : c’est un cadeau » ; c’est aussi un mystère. Et il ne saisit toujours pas très bien comment un si bref échange a pu effacer vingt-quatre années de cauchemar.

Patrick est aussi un vétéran de la guerre du Viêt Nam. C’est un homme doux et tranquille, qui aime les enfants et les chevaux. Sept ans se sont écoulés depuis notre première rencontre et j’ai pu au fil du temps découvrir une facette plus sombre de la personnalité de Patrick – son incapacité à se pardonner à lui-même.

Je pense beaucoup à la mort. La pensée de celles dont je suis responsable – et le désir de ma propre mort – m’habitent constamment. Au travail, je blague beaucoup avec mes collègues. J’ai besoin de ça, pour cacher ma souffrance et pour m’empêcher de penser. J’ai besoin de rire, le rire chasse le cafard.

Mais je suis incapable d’aimer. Il me manque une partie de mon âme et j’ai l’impression qu’elle est à jamais perdue. Je ne sais pas si je pourrai un jour me pardonner tous mes torts. Je vis au jour le jour, mais je suis en permanence fatigué, si fatigué. Cela prendra-t-il fin un jour ? Je ne vois pas comment. C’est mon quotidien depuis vingt-cinq ans.

On recommande souvent aux gens comme Patrick de faire une psychothérapie, de rejoindre un groupe de parole ou une association de personnes qui ont vécu de semblables expériences. Patrick a tout essayé mais n’a toujours pas trouvé la paix. Peut-être, comme John, aimerait-il rencontrer les familles de ceux qu’il a tués – il est peu probable que l’occasion se présente. Ou bien, peut-être aimerait-il pouvoir ramener à la vie les victimes elles-mêmes, pour pouvoir leur demander pardon – c’est impossible. Que faire, alors ?

Une conversation que Robert Coles eut un jour avec la psychanalyste Anna Freud laisse peut-être entrevoir une réponse à cette question. Ils discutaient d’une patiente âgée au lourd passé psychologique, quand Anna Freud dit soudain, en guise de conclusion :

Vous savez, avant de dire au revoir à cette personne, nous devrions nous demander non seulement quoi penser de son cas – ce que nous faisons tout le temps – mais ce que nous voudrions sincèrement pour elle. Oh, je ne parle pas de psychothérapie, elle en a eu tant et plus, et il lui faudrait plus d’années de psychanalyse que le bon Dieu ne lui en accordera de vie… Non, elle nous a vus bien assez – même si elle n’en a pas conscience. Cette pauvre dame n’a vraiment pas besoin de nous… Ce dont elle a besoin, c’est du pardon. Elle a besoin de faire la paix avec elle-même bien plus que d’épancher son esprit. Il doit y avoir un Dieu, quelque part, pour l’aider, pour l’entendre, pour la guérir… et ce n’est certainement pas nous qui pouvons lui venir en aide dans ce domaine.

La remarque d’Anna Freud est pertinente, même pour une personne qui affirme ne pas croire en Dieu. À un niveau ou à un autre, tous, nous devons faire la paix avec nous-mêmes, avec la part en nous que nous voudrions pouvoir effacer. Tous, nous aspirons à vivre sans culpabilité. Et tous, nous aspirons, à quelque niveau, à être pardonnés.

Et pourtant, tout bien considéré, nous ne pouvons pas toujours obtenir ce pardon. Il arrive que la personne à qui nous avons fait du tort ne puisse pas ou ne veuille pas pardonner. Il arrive aussi que nous ne puissions nous pardonner à nous-mêmes, ou que nous ne le voulions pas. Même la meilleure des psychanalyses, la plus sincère des confessions, peuvent être insuffisantes pour nous apporter un soulagement et une paix durables.

Mais la force du pardon n’en existe pas moins et, comme John Plummer en a fait l’expérience, il peut faire des miracles même quand nous sommes sûrs de ne l’avoir ni gagné ni mérité. Il nous est donné comme un cadeau, souvent quand nous nous en sentons le plus indignes. Et comme tout cadeau, il peut être accepté ou refusé. Ce que nous en faisons est notre responsabilité.


[1] Philosophe allemande naturalisée américaine.

[2] Officier de police judiciaire dans les pays anglo-saxons.