La vérité sans amour tue, mais l’amour sans vérité est mensonge. (Eberhard Arnold)[1]

David, une connaissance, est israélien. Son histoire et ses souffrances ne sont pas sans rappeler celles d’Hela et de Josef, que nous avons racontées au troisième chapitre. Cependant, son point de vue diffère quelque peu. Le récit de David soulève une question qu’ont posée des générations d’hommes et de femmes face à la souffrance humaine : n’y a-t-il aucune limite au pardon?

Je suis né en 1929 à Kassel, en Allemagne, l’année désastreuse du crash économique et financier qui eut un impact décisif sur les affaires du monde et contribua à amener les nazis au pouvoir. Mon père était journaliste, ma mère éducatrice. Notre famille était aisée et nous vivions heureux jusqu’à ce que commencent à s’accumuler les nuages noirs du fascisme.

Comme tant d’autres juifs à travers le pays, mon père ne prit pas d’abord les nazis très au sérieux. Comment les Allemands, si solides, si cultivés, pourraient-ils se laisser séduire par toutes ces absurdités ? Mais quand Hitler devint chancelier, des amis, inquiets pour notre avenir, nous conseillèrent de quitter le pays.

Mon père quitta donc le pays bien-aimé où il était né, où il avait grandi, le pays pour lequel il s’était battu pendant la première guerre mondiale. Ma mère et moi le suivîmes peu après. C’est à Strasbourg que nous fûmes réunis, tout près de la frontière. Nous n’avions emporté avec nous que quelques possessions. C’était la fin de notre vie normale, celle qui nous était familière. Nous étions devenus des juifs errants, sans foyer, sans nationalité et sans droits.

Moi qui n’avais que trois ans, j’étais curieux et excité par tous ces changements. J’appris rapidement de nouvelles coutumes, une nouvelle langue et me fis de nouveaux amis. Mais un an plus tard, nous dûmes déménager à nouveau : en tant qu’Allemands, nous étions considérés comme une menace pour la sécurité dans les zones frontalières. Nous nous installâmes dans un village des Vosges – un nouveau changement. Mes parents durent se reconvertir, apprendre une nouvelle langue et s’adapter à une culture très différente de la nôtre. Ils durent se passer de la plupart des commodités dont ils avaient eu l’habitude et, avant tout, gagner leur vie dans des circonstances particulièrement difficiles.

Un an plus tard, l’usine où travaillait ma mère fut détruite. Il nous fallut déménager une nouvelle fois – à Marseille cette fois-ci. Et à nouveau, mes parents s’efforcèrent de tirer de leur travail une maigre subsistance, tentant de construire notre vie malgré sa précarité. Nous changions souvent d’appartement, ce qui signifiait pour moi de fréquents changements d’école et d’amis. Je n’avais jamais la possibilité de nouer des liens d’amitié durables.

Puis la seconde guerre mondiale éclata et tout s’effondra. J’étais à nouveau un étranger, et de l’autre camp qui plus est… La France fut envahie puis occupée par l’armée allemande, et les arrestations par la Gestapo commencèrent. Notre appartement et le commerce de mes parents furent confisqués mais grâce à des amis français, nous pûmes nous cacher.

Mes parents, voyant là notre seule chance de survie, prirent finalement la décision de gagner l’Espagne en passant par les Pyrénées. Après une marche de trois jours dans les montagnes enneigées, les gardes-frontières espagnols nous repérèrent. Par chance, ils nous laissèrent passer – comme ils laissèrent entrer les quelque dix mille juifs qui passèrent en Espagne clandestinement. Si nous avions été renvoyés en France, nous n’aurions sûrement pas survécu.

Au poste de police de Gerona, notre famille fut dispersée. On envoya mon père dans un camp à Miranda-del-Ebro et ma mère à la prison de la ville. Je restai seul et passai la nuit la plus éprouvante de ma vie dans une cellule glaciale, pensant que j’avais perdu mes parents à tout jamais. Le lendemain, on m’envoya à l’orphelinat de Gerona – ce qui ne contribua pas à me remonter le moral. J’eus treize ans dans cet orphelinat (l’âge auquel les garçons juifs sont accueillis dans la communauté des fidèles) – et manquai ma bar-mitsvah…

Au bout de quelques mois, je pus rejoindre ma mère. Nous fûmes transférés dans une prison à Madrid. Plus tard, toute la famille fut réunie et en 1944, avec l’assistance d’un comité juif d’entraide, nous pûmes gagner la Palestine.

Malgré toutes les souffrances causées à ma famille et à mon peuple par les Allemands, je reste très attaché à leur histoire et à leur culture, que m’ont transmises mes parents. J’ai fait tout mon possible pour recréer des liens avec des Allemands sans préjugés. Je ne peux cependant oublier les six millions de juifs, parmi lesquels un million et demi d’enfants innocents, qui furent torturés et exterminés par les nazis et leurs complices.

Si pardonner signifie renoncer à la violence aveugle et à l’esprit de vengeance, alors oui, il est possible de pardonner. Je pardonne à ceux qui ont été les témoins impuissants de ces atrocités, à ceux qui n’ont pas osé parler. Je sais combien il faut de courage pour s’élever contre l’autorité et s’opposer à une terreur comme celle imposée par les nazis. Mais que dire des monstres qui ont commis les pires atrocités de toute l’histoire humaine?

Est-il possible de pardonner à Hitler et à ses partisans, à ses officiers SS et leurs soldats, aux gardiens des camps de concentration, aux hommes de la Gestapo ? Est-il possible de pardonner aux bourreaux, aux assassins qui ont affamé, mitraillé et gazé des centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sans défense ?

N’y a-t-il vraiment aucune limite au pardon ?

Ce qui motive la question de David, il me semble, n’est pas tant la colère contre les exterminateurs de son peuple, mais plutôt la crainte que pardonner signifierait en quelque sorte disculper. David s’est engagé à faire tout son possible pour que de telles atrocités ne se reproduisent jamais et dans ce souci, il ne peut ni ne doit affranchir les auteurs de leur responsabilité et de leur culpabilité. Et il ne le doit pas. Qui pourrait prendre sur lui de disculper un homme comme Hitler ? Mais il ne s’agit pas d’excuser ou d’exempter, pas plus qu’il ne s’agit d’évaluer la moralité – ou l’immoralité – des actes commis.

En 1947, alors que la vérité sur l’horreur de l’Holocauste commençait à se faire jour, C. S. Lewis écrivait : « Il y a une différence radicale entre le pardon et l’excuse. » La plupart des gens, suggère-t-il, n’aiment pas admettre qu’ils ont eu tort et trouvent par conséquent des justifications à leurs actes – dans le cas des nazis, des milliers d’Allemands affirmèrent, après la chute du IIIe Reich, qu’ils n’avaient fait « qu’obéir aux ordres ». Au lieu de demander à être pardonnés, ils tentent de faire accepter aux autres les justifications et les « circonstances atténuantes » qu’ils invoquent et de les persuader qu’ils ne sont pas vraiment fautifs. Mais, poursuit Lewis, « s’il n’y a pas de faute, alors il n’y a rien à pardonner. Dans ce sens, le pardon et l’excuse sont presque des contraires. »

Pardonner vraiment nécessite d’abord de regarder le péché en face – celui qui reste sans excuse, après la prise en considération de toutes les circonstances – et de le voir dans toute son horreur, toute sa bassesse, toute sa méchanceté. Puis, avec cette lucidité, c’est se réconcilier totalement avec la personne qui l’a commis. Là, et uniquement là, est le véritable pardon.

Lorsque Roberto Rodriguez vit les hommes du shérif de Los Angeles rouer de coups un jeune homme, il se mit à photographier la scène. Il fut aussitôt attaqué lui-même par ces agents de police armés de matraques. D’abord hospitalisé pour une fracture du crâne, il fut ensuite emprisonné sous l’inculpation de tentative d’assassinat sur ceux qui l’avaient presque tué.

Roberto, aujourd’hui chroniqueur pour plusieurs journaux d’envergure nationale, ne se laissa pas faire. Au terme de sept longues années, il fut acquitté et gagna le procès qu’il avait attenté pour atteinte aux droits civiques. Parce qu’il contestait le système en place, il fut souvent, pendant son long combat, l’homme à abattre.

Je me retrouvai un jour au poste, attaché par des menottes à un banc, ma photo et un article décrivant dans le détail mes poursuites juridiques contre les services de police affichés au-dessus de ma tête. À chaque policier qui passait, on disait de ne pas oublier qui j’étais. Ils n’oublièrent pas : au cours des années qui suivirent, je fus constamment harcelé - et arrêté une soixantaine de fois.

Si vous demandez à Roberto ce qu’il pense du pardon, il a des réponses. Et beaucoup de questions.

Vous me posez la question du pardon… Dois-je pardonner à ceux qui m’ont battu, qui m'ont fait croire, alors qu'ils me tabassaient en pleine nuit, qu'ils m'achèveraient une fois arrivés à destination ? Dois-je pardonner aux policiers qui m’ont arrêté à tort et m’ont traqué sans relâche, au magistrat qui m’a inculpé, à ceux qui ont essayé de me faire mettre en prison ? Dois-je pardonner aux hommes de pouvoir qui m’ont complètement ignoré quand j’ai imploré leur aide, ou aux reporters qui m’ont décrit comme un criminel ? Et que dire de mon propre avocat, qui m’a laissé tomber deux jours avant le procès ?

Je me rends bien compte que l’on ne peut être pleinement humain si l’on est habité par la haine, si la colère ou le ressentiment nous ronge. Ces sentiments déterminent notre vie. Et particulièrement dans le cas où l’on a été brutalisé, déshumanisé, il est fondamental d’évacuer ces sentiments si l’on veut guérir de ses blessures. Mais ce processus implique également de chercher comment remplir ce vide – de chercher ce que veut dire exactement être humain.

J’ai commencé cette quête en 1998, le jour de mon anniversaire – jour où j’ai chanté pour la première fois en presque trente ans. Quelques mois plus tard, je me mettais à peindre, puis à écrire des œuvres de fiction. J’avais enfin commencé à retrouver mon humanité.

Il me reste encore du chemin à faire pour guérir tout à fait de mon traumatisme, mais je peux à nouveau sourire, rire et aimer la vie. Je peux faire sourire et rire les autres, et je chante dans des maisons de retraite et des centres pour seniors. Je suis arrivé à ceci à travers mon combat pour la justice – mais aussi par la prière et la méditation.

Bien que des milliers de personnes appartenant à des minorités soient l’objet de maltraitances semblables, toutes n’ont pas la chance de Roberto. Pour la plupart, justice ne sera jamais rendue. Doit-on attendre d’elles aussi qu’elles pardonnent à leurs oppresseurs ? Roberto pense que oui – et pas seulement pour elles-mêmes :

Année après année, l’injustice se perpétue en Amérique, de là viennent toutes les rancœurs qui s’accumulent, particulièrement chez ceux qui ont été brutalisés ou emprisonnés à tort. Parmi eux, certains sont comme des « zombies ». D’autres, remplis de haine, sont des bombes à retardement prêtes à exploser. Et elles explosent. Voyez ce qui s’est passé en 1992, après le verdict dans l’affaire Rodney King[2]. Malheureusement, de telles protestations violentes blessent en fait les personnes – ainsi que leurs familles, amis et voisins – qu’elles sont supposées venger.

Il ne s’agit pas ici d’une tragédie personnelle, mais de celle d’une société, et qui est comme un mal incontrôlable. Loin de guérir ces maux de société, le pardon apparaît plutôt – et au mieux – comme un luxe. Et pourtant, c’est précisément parce que de telles injustices se perpétuent que ceux que l’on a déshumanisés doivent pardonner, afin de guérir eux-mêmes de leurs blessures, sans attendre qu’on leur demande pardon. Le pardon peut s’accorder sans qu’il soit demandé.

Je ne veux pas dire par là qu’il faut baisser les bras, oublier les injustices et rentrer gaiement chez soi. Je veux simplement dire ceci : on peut se battre pour retrouver son humanité et pour ses droits civiques sans colère, sans haine et sans amertume.

Plus précisément, le fait de pardonner à ceux qui vous ont brutalisés peut aider ceux-là mêmes à devenir plus humains. Mais il ne s’agit là que d’une partie de la solution. Notre société sait bien que ceux qui commettent des actes de violence tels que la torture ou le meurtre ont besoin de bien plus que du pardon si l’on veut les empêcher de recommencer. Ils ont besoin d’être soignés. Un bourreau ne trouvera de véritable paix que s’il réussit à exorciser ses propres démons.

Quand Bill Chadwick, un homme d'affaires de Louisiane, perdit son fils, tué par un conducteur ivre, il voulait « que justice soit faite ». Mais tout comme Roberto, il découvrit que la justice seule ne lui apporterait pas la paix qu’il espérait.

Mon fils de vingt et un ans, Michael, fut tué sur le coup dans un accident de voiture le 23 octobre 1993. Son meilleur ami, qui était à l’arrière, fut également tué. Quant au conducteur, qui avait beaucoup bu et qui conduisait dangereusement, il ne fut que légèrement blessé. L’acte d’accusation retint contre lui deux chefs d’inculpation pour conduite dangereuse ayant entraîné la mort. Michael n’avait que de légères traces d’alcool dans le sang – son meilleur ami n’en avait pas du tout.

Les roues de la justice tournent très lentement. Plus d’un an s’écoula avant que commence le procès du conducteur. Il y eut audiences sur audiences – auxquelles nous assistâmes – et à chaque fois, l’affaire était différée. L’avocat de la défense tenta même de mettre en doute les résultats du test d’alcoolémie. Il échoua. Pour finir, l’accusé plaida coupable et fut condamné à six ans de prison pour chaque chef d’inculpation, avec confusion des deux peines.

Nous suggérâmes à l’agent de probation qu’un séjour en maison de correction était peut-être indiqué – nous ne cherchions pas à ce que celui qui avait causé la mort de notre fils souffre, mais nous pensions qu’il fallait qu’il paie pour ce qu’il avait fait. Nous reçûmes une lettre assez désagréable de sa mère, laissant entendre que nous avions en quelque sorte fait pression pour que la peine maximale soit appliquée. Elle ajoutait que si c’était son fils qui avait été tué, avec Michael au volant, elle n’en aurait gardé aucune rancune. Ce à quoi j’ai répondu que tant que son fils n’était pas réellement mort, elle ne devrait pas parler de ce qu’elle ferait ou ne ferait pas.

Finalement, son fils fut condamné à six mois de maison de correction et à la liberté conditionnelle pour le reste de sa peine. Dans six mois, son fils rentrerait à la maison. Pas le nôtre.

Je m’imaginais qu’une fois le conducteur jugé, les choses changeraient. Je crois que c’est ce que les gens entendent quand ils parlent de « mettre les choses derrière soi ». Nous pensons que si quelqu’un peut endosser la responsabilité, alors les choses s’apaiseront ; la victime aura obtenu quelque justice et sa souffrance se dissipera enfin. Pendant des années après la mort de Michael, j’ai lu d’innombrables récits de personnes endeuillées qui cherchaient l’apaisement. J’en ai vues dans des émissions télévisées, réclamant à grands cris la peine de mort pour le coupable, comme si sa mort pouvait aider d’une manière ou d’une autre.

J’étais certes en colère contre le conducteur. Mais j’étais aussi en colère contre Michael. Après tout, il avait fait des choix stupides, ce soir-là. Il avait mis sa vie en danger. Il m’a fallu regarder cette colère en face avant de pouvoir analyser mes émotions. Mais même après la condamnation, je n’ai pas trouvé la paix. Ce que j’ai trouvé, c’est un grand trou au fond de moi – et rien pour le combler.

Ce n’est que quelques mois plus tard que je pris soudain conscience de ce que je ne trouverais jamais le repos tant que je n’aurais pas pardonné au conducteur. Pardonner ne signifiait pas le décharger de sa responsabilité. Il restait responsable de la mort de Michael, mais il me fallait lui pardonner si je voulais ne plus être hanté par cet accident. Aucune punition ne pourrait jamais mettre les choses à égalité, et il me fallait vouloir pardonner malgré cette inégalité. Qui plus est, ce processus de pardon n’impliquait pas vraiment le conducteur – il m’impliquait moi. C’était à moi de le vivre, c’était moi qui devais changer, indépendamment de ce que lui ferait.

Le chemin du pardon fut long et douloureux. Il ne me fallut pas seulement pardonner au conducteur – il me fallut pardonner à Michael, à Dieu (qui avait permis cet accident), et à moi-même. Et c’est à moi-même qu’il me fut le plus difficile de pardonner. J’avais en effet bien souvent véhiculé Michael alors que j’avais moi-même consommé trop d’alcool : ce besoin de me pardonner fut douloureux à reconnaître. Ma colère, dirigée contre les autres, n’était que l’expression de ma propre peur. J’avais projeté ma propre culpabilité sur les autres – le conducteur, le tribunal, Dieu, Michael – pour ne pas avoir à me regarder, moi. Et ce n’est que lorsque j’ai pu voir mon propre rôle dans tout cela que mon regard a changé.

Voici ce que j’ai appris : la paix que nous cherchons se trouve dans le pardon. Et ceci est vraiment entre nos mains, parce que le pouvoir de pardonner est en nous, et non à l’extérieur.

Dans une société comme la nôtre, où les droits des victimes sont de plus en plus considérés comme inattaquables, la perspective de Bill n’est pas populaire. Pour beaucoup, même la justification par un tribunal est insuffisante – on veut jouer un rôle personnel dans le châtiment. Dans certains États d’Amérique, on donne aux familles des victimes de meurtres la possibilité d’assister à l’exécution du condamné ou de s’exprimer quand est prononcée la condamnation.

J'ai lu récemment qu'au moment de la condamnation de Kip Kinkel, un jeune de quinze ans qui, en 1998 dans l'État d'Oregon, tua ses parents et deux camarades de classe dans un accès de folie meurtrière, les familles des victimes manifestèrent leur colère si violemment que le juge dut les faire taire et rappeler la salle à l'ordre. À un moment particulièrement pénible, la mère d’une des victimes parla de ses souffrances atroces. Savourant l’instant sans honte aucune, elle exprima son espoir de voir Kip torturé par ce crime autant qu’elle l’était – et pour le restant de ses jours. « C’est là, pour moi, la justice suprême », dit-elle.

Même si le combat de cette femme peut paraître justifié, il n’en demeure pas moins stérile. Aveuglée par le chagrin, et résolue à ce que le responsable éprouve la même souffrance qu’elle, elle cherche la consolation là où elle ne la trouvera jamais : dans la vengeance. J’ai pour elle une très grande compassion, mais il me paraît clair que dans de telles conditions, ses blessures ne guériront jamais et que ses souffrances et désillusions ne feront que s’aggraver.

Le chemin du pardon est difficile, mais il n’est pas impossible. Au printemps de 1998, John et Doris King, des amis de Pennsylvanie, se sont rendus en Irak avec un groupe de spécialistes des droits de l’homme pour y observer les effets des sanctions des Nations Unies. À Bagdad, ils ont fait la connaissance de Ghaidaa, une femme qui avait souffert plus qu’aucune mère ne peut imaginer et qui, malgré tout, était prête à pardonner à ceux qui étaient la cause de ses souffrances.

Pendant la guerre du Golfe, Ghaidaa avait perdu neuf enfants au cours de la destruction, à Bagdad, de l’abri anti-aérien d’Al Amariyah par des bombes américaines. Un demi millier d’Iraquiens furent brûlés vifs, des femmes et des enfants pour la plupart.

Aujourd’hui, Ghaidaa guide des groupes de touristes à travers les ruines de l’abri. On y voit encore, entre autres, des silhouettes fantomatiques là où les corps ont protégé les murs de la chaleur extrême. Elle espère que toute cette horreur fera se dresser contre de futurs bombardements ceux qui auront été témoins de ses conséquences. À la fin d’une de ces visites guidées, John et Doris, atterrés, demandèrent à Ghaidaa de leur pardonner pour ce que les Américains avaient fait à sa famille et à son peuple.

Ancien officier dans l’armée de l’air, John avait participé à des raids aériens en Europe pendant la seconde guerre mondiale. Il sentait, de ce fait, qu’il portait une part de culpabilité. Ghaidaa lui prit la main puis embrassa Doris. « Je vous pardonne », dit-elle en éclatant en sanglots.

Jamais Ghaidaa ne verra justice rendue – sur un plan humain. Il est impossible de remplacer neufs enfants perdus. Elle ne les oubliera certes jamais, mais en rencontrant deux personnes qui lui ont demandé pardon du fond du cœur, elle a trouvé plus grand que la justice.


[1] Conférencier, écrivain et pasteur allemand, Eberhard Arnold fut le fondateur du mouvement dit « Bruderhof », fondé à Sannerz en Allemagne en 1920.

[2] Rodney King est un Noir américain dont le passage à tabac par des policiers fut filmé par un amateur. L’acquittement de ses agresseurs déclencha les émeutes de 1992 à Los Angeles.