S’il existait seulement quelque part des gens mauvais, commettant leurs méfaits dans l’ombre, et s’il suffisait seulement de les séparer du reste de la société et de les détruire ! Mais la frontière qui sépare le bien du mal passe au cœur de chaque être humain. Et qui est prêt à détruire une partie de son cœur ?

—Alexandre Soljenitsyne

Récité par des millions de personnes depuis l’enfance, le Notre Père contient la supplication « Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. » Ces mots nous sont parfaitement familiers, mais je me demande souvent si nous sommes totalement sincères quand nous les prononçons et si nous réfléchissons vraiment à ce qu’ils signifient. À mon sens, ils impliquent que c’est lorsque nous reconnaissons notre besoin d’être pardonnés que nous devenons capables de pardonner. Pour la plupart d’entre nous, il n’est pas facile d’admettre une telle vérité, parce qu’elle exige de l’humilité. Mais l’humilité n’est-elle pas l’essence même du pardon ?

Dans les Béatitudes, Jésus nous dit que les doux seront bénis et qu’ils recevront la terre en héritage. Et dans la parabole du serviteur impitoyable[1], il nous recommande de ne pas traiter notre prochain plus durement que nous voudrions nous-mêmes être traités.

Un roi voulut régler ses comptes avec ses serviteurs. On lui en amena un qui devait dix mille talents. Comme il n’avait pas de quoi rembourser, le maître donna l’ordre de le vendre ainsi que sa femme et ses enfants, en remboursement de sa dette. Bien que le maître eût été dans son droit de procéder de la sorte, le serviteur, se jetant à ses pieds, le supplia de prendre patience envers lui. Pris de pitié, le maître lui remit sa dette et le laissa aller. Le serviteur, ébranlé par ce qui venait de se passer et inquiet de l’état de ses finances, à peine rentré chez lui, s’en fut trouver un de ses compagnons qui lui devait une petite somme d’argent et en exigea le paiement. Son compagnon, incapable lui aussi de le payer, le supplia d’avoir pitié de lui, mais il refusa et le fit jeter en prison. Voyant ce qui venait de se passer, ses compagnons furent profondément attristés et ils allèrent informer leur maître de tout ce qui était arrivé. Furieux, son maître le fit venir et lui dit : « Je t’avais remis ta dette parce que tu m’en avais supplié. Ne devais-tu pas, toi aussi, avoir pitié de ton compagnon, comme moi-même j’avais eu pitié de toi ? » Dans sa colère, son maître le livra aux bourreaux, en attendant qu’il eût remboursé tout ce qu’il lui devait.

Selon mon expérience, ce qui motive le plus fortement à pardonner est le sentiment d’avoir soi-même été pardonné ou, à défaut, la conscience de ce que, comme tout être humain, nous sommes imparfaits et avons commis des torts pour lesquels nous avons nous-mêmes besoin d’être pardonnés.

Jared, un noir américain étudiant à Boston, nous confie comment il vécut cette réalité :

J’avais six ans quand j’ai pris conscience de la réalité du racisme : quittant un jour l’environnement sécurisant de ma maison, je fus poussé dans le monde, dans l’école primaire du quartier, tout près de chez nous. Je n’y restai qu’un mois, jusqu’à ce qu’un arrêté municipal exige que je fréquente une autre école, accessible, celle-là, seulement en car. Mes parents désapprouvèrent fortement cet ordre – ils voulaient me mettre dans une école où je serais connu et aimé. Comme ils étaient propriétaires d’une ferme à la campagne, nous quittâmes la ville pour y emménager… Mon père avait autrefois fait partie du Mouvement des droits civiques[2]. Il m’avait appris l’amour et le respect de tous – Blancs ou Noirs. Mes parents s’étaient efforcés de m’apprendre à ne pas tout voir dans la vie en termes de race. Mais dans ma nouvelle école, c’est la haine qu’on avait manifestement transmise à beaucoup de mes camarades, et non le respect. J’étais le seul enfant noir. Les enfants peuvent être féroces envers ceux qui sont différents d’eux. Tout peut commencer par une question aussi innocente que « pourquoi ta peau est-elle marron ? » Puis ils se mettent à rire et à se moquer, parce que, quelque part, quelqu’un leur a appris que si tu es différent, tu n’es pas « normal », et que quelque chose en toi ne va pas.

J’étais comme un poisson hors de l’eau, et ces enfants ne me facilitaient pas la vie. Je n’oublierai jamais un incident particulièrement douloureux : j’avais présenté un jour l’un de mes amis blancs à un autre camarade, blanc lui aussi. Ils s’assirent dès lors toujours ensemble et m’exclurent de leurs jeux.

Lorsque plus tard, à l’âge de douze ans, je changeai à nouveau d’école, la situation fut complètement renversée. Notre classe était entièrement constituée d’enfants noirs, à l’exception de Tim. Il était le seul enfant blanc non seulement de ma classe, mais de toute l’école. Nous le traitions comme un paria, le provoquions avec des sobriquets racistes et le tourmentions physiquement. Bien qu’il ne nous ait jamais rien fait, nous déversions sur lui toute notre haine des Blancs. Toute notre colère. Tim symbolisait pour nous tout ce que nous connaissions des Blancs et de leur histoire : l’humiliation de notre peuple, les lynchages, les gangs racistes et la traite des Noirs. Nous passions sur lui toute notre amertume et notre ressentiment.

Je n’ai jamais eu l’occasion de demander pardon à Tim. Quand j’eus pris conscience de mon propre racisme, nous nous étions perdus de vue. Mais je demandai à Dieu de me pardonner le mal que j’avais fait à Tim et je pris la résolution de pardonner aux camarades d’école qui ne m’avaient manifesté que de la méchanceté quand j’étais le seul gosse noir parmi eux.

L’histoire de Hela Ehrlich, une amie juive, est un peu similaire. Hela grandit dans l’Allemagne nazie ; si son entourage immédiat put échapper aux camps de la mort en émigrant juste avant que n’éclate la seconde guerre mondiale, ses grands-parents et tous ses amis d’enfance périrent dans l’Holocauste.

Pour beaucoup, les souffrances intérieures s’apaisent avec le temps. Pour Hela, ce fut le contraire. Lentement, de manière presqu’imperceptible, sa peine se mua en amertume et sa souffrance en colère. Hela ne voulait pas devenir amère, elle voulait être libre pour vivre et aimer. De fait, elle luttait continuellement pour empêcher son cœur de se durcir, mais elle n’arrivait pas à pardonner.

Puis, un jour, elle prit conscience de ce qu’elle ne pourrait pardonner aux meurtriers de sa famille tant qu’elle ne verrait pas en eux, malgré leur culpabilité, des êtres humains, des semblables.

Tremblante d’émotion, je réalisai que si j’examinais mon propre cœur, je pouvais aussi y trouver les germes de la haine – pensées pleines d’arrogance, agacement envers les autres, froideur, colère, envie et indifférence. Ce sont là les racines de ce qui s’est passé en Allemagne nazie. Et ces racines sont présentes dans tout cœur humain.

Avec la conscience – plus claire que jamais – que j’avais moi-même un immense besoin d’être pardonnée, je pus pardonner. J’étais enfin complètement libre.

Un autre ami, Josef Ben-Eliezer, a parcouru un chemin semblable. Né en Allemagne en 1929, il est le fils de juifs polonais qui ont fui leur patrie pour échapper à la persécution et à la pauvreté – mais sans parvenir vraiment à échapper complètement ni à l’une ni à l’autre.

J’avais trois ans. C’est de cette époque que date mon premier souvenir de l’antisémitisme. Debout à la fenêtre dans notre maison sur la Ostendstrasse, j’ai vu passer dans la rue un groupe des Jeunesses hitlériennes qui marchaient au pas en chantant « Wenn Judenblut vom Messer spritzt » [Quand le sang des Juifs coulera de nos couteaux]. Je n’oublierai jamais l’horreur que j’ai lue sur le visage de mes parents.

Ma famille prit bientôt la décision de quitter le pays, et à la fin de l’année 1933, nous avions regagné la ville de Rozwadow, en Pologne. Rozwadow était peuplée en majorité de juifs : artisans, tailleurs, charpentiers ou commerçants. Dans ce contexte – il y avait beaucoup de pauvreté –, nous appartenions à la classe moyenne. C’est à Rozwadow que nous vécûmes les six années qui suivirent.

La guerre éclata en 1939. Quelques semaines plus tard, les Allemands pénétraient dans notre ville. Mon père et mon frère se cachèrent dans le grenier. Chaque fois qu’on frappait à notre porte pour demander où ils étaient, nous répondions qu’ils n’étaient pas là.

Puis vint l’avis à la population tant redouté : tous les juifs devaient se rassembler sur la grand-place. Nous n’avions que quelques heures devant nous et rassemblâmes en hâte dans des baluchons tout ce que nous pouvions porter sur notre dos. Une fois sur la place, les SS nous emmenèrent à marche forcée jusqu’à la rivière, à quelques kilomètres du village. Des hommes en uniformes nous encadraient à moto. L’un d’eux s’arrêta et nous hurla de nous dépêcher. Puis il s’avança vers mon père et le frappa.

Sur les berges de la rivière, d’autres hommes en uniformes nous attendaient. Ils nous fouillèrent, à la recherche d’argent, de bijoux et de montres. Mes parents avaient caché de l’argent dans les vêtements de ma petite sœur, mais les hommes ne le trouvèrent pas. On nous ordonna ensuite de nous rendre sur l’autre rive, et nous parvînmes à un no man’s land. Comme on ne nous avait donné aucune autre instruction, nous trouvâmes à nous loger dans un village voisin.

Quelques jours plus tard, nous apprîmes soudain que ce côté-ci de la rivière allait également être occupé par les Allemands. Pris de panique, nous nous regroupâmes avec deux ou trois autres familles et achetâmes, avec l’argent que mes parents avaient caché, un cheval et une carriole pour transporter les enfants et les maigres possessions que nous avions pu emporter.

Nous nous mîmes en route vers l’Est, vers la Russie. Au lieu d’atteindre la frontière avant la nuit, comme nous l’espérions, nous nous trouvâmes, quand l’obscurité tomba, dans une grande forêt. Une bande de voyous armés nous attaqua, réclamant qu’on leur remette tout ce que nous possédions. Nous étions terrorisés, mais heureusement, les hommes de notre groupe eurent le courage de leur résister et ils s’éloignèrent, n’emportant qu’une bicyclette et quelques menus objets.

Josef passa les années qui suivirent en Sibérie, d’où il s’échappa pour la Palestine en 1943. Après la guerre, il fit la connaissance de juifs qui avaient survécu aux camps de concentration.

Quand, en 1945, les premiers enfants libérés de Bergen-Belsen et de Buchenwald arrivèrent en Palestine, je fus horrifié par leurs récits. Ces jeunes garçons n’avaient que douze, treize ou quatorze ans, mais ils ressemblaient à des vieillards. J’étais atterré et plein de haine pour les nazis…

Quand les Anglais se mirent à limiter l’immigration des survivants de l’Holocauste vers la Palestine, je me mis à les haïr eux aussi. Et comme tant d’autres juifs, je me promis que jamais je ne me laisserais mener comme un mouton à l’abattoir – pas, en tout cas, sans opposer une résistance farouche. Nous avions l’impression de vivre dans un monde d’animaux sauvages et nous ne voyions pas comment nous pourrions survivre à moins de devenir comme eux.

Quand prit fin le mandat britannique en Palestine, nous n’avions plus les Anglais à combattre mais nous avions les Arabes, qui voulaient « nos » terres. C’est alors que je décidai de rejoindre l’armée. Je ne voulais plus me laisser piétiner…

Au cours d’une campagne, mon unité expulsa, en quelques heures, un groupe de Palestiniens de leur village. Loin de les laisser partir sans les tourmenter, nous nous en prîmes à eux par pure haine. En les interrogeant, nous les frappions violemment. Certains d’entre eux furent même assassinés. Tels n’étaient pas les ordres – nous agissions de notre propre initiative, donnant libre cours à nos instincts les plus vils.

Puis soudain, mon enfance dans la Pologne en guerre me revint en mémoire. Je revis le petit garçon de dix ans que j’étais, chassé de sa maison. Ici aussi, sous mes yeux, des gens – hommes, femmes et enfants – fuyaient, ayant rassemblé précipitamment ce qu’ils pouvaient porter. Je lisais la peur dans leur regard, une peur qui ne m’était que trop familière. Je me sentis profondément troublé mais, obéissant aux ordres, je continuai à les fouiller, à la recherche d’objets de valeur…

Josef n’était plus du côté des victimes. Mais se retrouver dans l’autre camp ne lui procurait aucun apaisement, bien au contraire – les souvenirs de ses propres souffrances qui surgissaient sans cesse en lui ne faisaient qu’accroître son sentiment de culpabilité.

Josef quitta l’armée. Mais il n’était toujours pas heureux. Il rejeta le judaïsme, puis toute forme de religion. Il tenta de trouver un sens au monde en recherchant des raisons au mal. Mais cela non plus ne l’apaisa pas. Ce n’est qu’en rencontrant le « vrai » Jésus, dit-il, « quelqu’un qui n’a rien à voir avec toutes les violences que l’on commet en son nom », qu’il put prendre conscience de la liberté d’une vie dépourvue de toute haine.

Dans mon cœur, j’ai entendu les paroles de Jésus, « Combien de fois ai-je voulu rassembler, et vous ne l’avez pas voulu ». Je sentais la puissance de ces paroles et savais qu’elles pouvaient unir les peuples – les gens de toutes nations, races et religions – au-delà de toutes les frontières. J’étais bouleversé. Ma vie en fut radicalement transformée parce que j’ai réalisé que cela signifiait la guérison de la haine et le pardon des péchés.

Grâce à ma foi nouvelle, j’ai fait l’expérience de la réalité du pardon. Et je me demande : « Comment, alors, pourrais-tu ne pas accorder ton pardon aux autres ? »

Jared, Hela et Josef avaient les meilleures raisons du monde de ne pas accorder leur pardon. Les fardeaux qu’ils portaient étaient, au départ tout au moins, causés par les préjugés et les haines d’autres personnes, et non pas les leurs. Dans un sens, ils étaient en droit d’avoir ces sentiments. Pourtant, dès qu’ils purent se voir eux-mêmes comme des êtres humains faillibles, ils purent renoncer à leurs justifications. En prenant consciemment la décision de rompre le cycle de la haine, ils découvrirent leur capacité à pardonner.


[1] Matthieu 18:23–34

[2] Lutte des Noirs américains pour l’obtention et la jouissance de leurs droits civiques.