Cet article a été initialement publié le 2 décembre 2019.


Quand j'étais enfant en Irlande du Nord, le sentiment de la présence de la violence imprégnait notre vie quotidienne. L'année 1981 commença dans un bain de sang : une républicaine-socialiste catholique, Bernadette McAliskey, fut la cible, avec son mari, d'une attaque à leur domicile perpétrée par des hommes armés loyalistes. En représailles, un homme âgé, un unioniste protestant, Sir Norman Stronge et son fils unique, ont été abattus par un groupe de l'Armée Républicaine Irlandaise (IRA) qui a complètement brûlé leur maison.

Ce printemps fut marqué par le début des grèves de la faim. Il s'en est résulté une radicalisation de l'Irlande nationaliste. Des prisonniers issus de l'IRA ont fait le serment de poursuivre jusqu'à la mort leur grève de la faim, à moins que le gouvernement britannique n’accepte leur demande d'un statut politique en prison. Le premier homme à entamer cette grève de la faim fut Bobby Sands. Après un mois de jeûne, on l'a élu au Parlement comme membre du parti du Sinn Féin. Le mois suivant, il fut le premier des dix grévistes de la faim à mourir dans l'année. À Belfast, la nouvelle fut accompagnée d'émeutes.

Peinture murale républicaine à la mémoire de Bobby Sands, membre de l'IRA, prisonnier et gréviste de la faim, sur la Falls Road, à l'ouest de Belfast.
Photographie de l'auteur

J'étais alors en dernière année d'école primaire dans un quartier sud de Belfast. La plupart des enfants de mon école étaient protestants. Je ne me souviens pas qu'on y ait beaucoup parlé de politique, mais l'atmosphère angoissée s'infiltrait dans nos conversations. Un garçon inquiet disait que, dans les mois à venir, il serait sûrement plus sûr de ne pas se rendre dans le centre-ville. Il avait probablement entendu cela de ses parents, alertés par les récentes attaques de l'IRA à la bombe incendiaire contre des magasins. Mais je me souviens avoir pensé que cela n'avait pas de sens. Comment voulez-vous ne pas pouvoir aller en ville ? Ma famille vivait à l'extérieur de Belfast mais mon père travaillait dans le centre-ville. Quand nous étions enfants, il nous faisait traverser la ville pour nous amener à l'école.

C'est à ce moment-là que, dans l'ouest de Belfast, un garçon catholique de sept ans nommé James Moyna fut entraîné dans les émeutes. Il était autant excité qu'effrayé. Un jour, alors que la police tirait avec des balles en plastique pour disperser la foule, il s'est écarté pour éviter qu'une balle ne l'atteigne, et elle a frappé une vieille dame à la cheville. Il s'est senti coupable de ne pas avoir été touché.

À cette époque, tout le monde en Irlande du Nord avait en tête ses cartes personnelles indiquant où l'on pouvait être en sécurité et où l'on risquait d'être menacé. Le jeune Moyna, par exemple, ne se serait jamais aventuré au cœur du quartier protestant voisin de Shankill Road. Pour lui, les protestants étaient personnifiés par le belliqueux pasteur Ian Paisley, qui fustigeait le catholicisme à la télévision.

Mais ces cartes territoriales, même quand elles étaient soigneusement observées, ne protégeaient pas toujours les citoyens. Belfast était capable de chocs imprévisibles sur ses citoyens. Des gens pouvaient se retrouver involontairement trop près d'une voiture piégée destinée aux forces de sécurité, ou dans une gare routière, ou dans un pub au mauvais moment.

Et puis, il y avait cet instinct si profondément ancré du paramilitarisme, qui faisait sourdre un malaise si profond que même les endroits sûrs n'inspiraient plus la sécurité, psychologiquement ou autrement. L'Ulster Volunteer Force (UVF) et l'Ulster Defence Association (UDA) ont assassiné des civils lors de fusillades en voiture perpétrées dans des rues et des maisons catholiques. Au début des années 1970, la mère et la grand-mère de Moyna avaient dû quitter leur maison en feu à trois reprises. L'IRA commettait souvent des assassinats ciblés en sonnant simplement à une porte et en tirant sur le chef de famille. Des voitures faisaient le tour de la ville en semant la mort. « Nous savons où vous vivez » ; cette phrase sonnait comme une menace sinistre au long de ce conflit. Elle signifiait que la carte du danger incluait le domicile.

En cet été 1981, cependant, un événement s'est passé qui permit à James Moyna de redessiner sa carte. Il fut sélectionné par l'association caritative Euro-Children pour passer l'été avec une famille allemande. Le Père Robert Matthieu, un prêtre belge, avait imaginé ce programme pour permettre aux écoliers défavorisés de Belfast – principalement d'origine catholique – de bénéficier d'un peu de repos pendant ces troubles.

James Moyna
Photographie de Justin Kernoghan

Moyna, débordant d’énergie, se trouva tout d'un coup placé dans un environnement très différent de sa maison familiale, mitoyenne, toujours pleine de monde. Il s'est retrouvé chez la famille Heinz : chez Heino, Gabi et leurs deux jeunes fils, qui avaient pratiquement son âge.

C'était déconcertant, se souvient Moyna : « Il n'y avait ni police ni armée dans la rue. La famille était riche et vivait dans un grand espace, avec plusieurs salles de bain. À la maison, nous devions payer nos voisins pour pouvoir utiliser leur baignoire, parce que nous n'en avions pas encore. » Là, il y avait des jeux, on pouvait pratiquer le tennis et l'équitation. Il y avait aussi une barrière linguistique – « ils ont immédiatement commencé à m'apprendre l'allemand » – et une vision du monde différente.

Avec sa valise, l'une des choses que Moyna avait amenées avec lui en Allemagne était sa vigoureuse aversion à l'encontre des protestants. Gabi Heinz lui expliqua que les protestants n'étaient pas forcément mauvais. Dans son empressement à le convaincre, elle mentionna certains voisins et amis protestants qui étaient venus lui rendre visite ; il avait souvent joué avec leurs enfants. Moyna avait écouté très attentivement leurs noms. Le lendemain, il lançait un caillou dans la fenêtre de chaque famille qu'elle avait mentionnée.

Mais avec le temps, avec patience et générosité, les hôtes de Moyna ont ouvert sa propre fenêtre sur un monde plus vaste, devenu soudainement plus vivant. Loin de chez lui, il a commencé à comprendre ce que voulait dire le poète Louis MacNeice, originaire de Belfast, qui écrivait : « Le monde est plus fou / il n'est plus que ce que nous en pensons / il est incorrigiblement pluriel ». Été après été, Moyna est revenu. Il a même accompagné la famille Heinz dans ses voyages à travers d'autres régions d'Europe. « J'ai vu la vie à travers d'autres lunettes. »

De retour à Belfast, il y avait encore des raisons de rester prudent. Il se souvient d'un Vendredi-Saint en particulier : « J'ai dit à ma mère: "Qu'est-ce qu'il y a pour le thé?" Et elle a répondu : "Du poisson grillé". Je détestais le poisson grillé. Alors je suis sorti pour me joindre à une marche pour la paix intercommunautaire organisée par le monastère de Clonard. » En chemin, les marcheurs de la paix se sont heurtés à un loyaliste enflammé célèbre nommé George Seawright : « Il criait le plus fort possible : "Vous êtes entrés dans Shankill, mais vous n'en sortirez pas!" » Seawright serait plus tard, en 1987, abattu sur le Shankill par des paramilitaires républicains. Mais ce jour-là, ses paroles faisaient peur au jeune Moyna, qui avait onze ans : « Je suis rentré chez moi en courant. Je n'ai jamais été aussi content de ma vie de manger du poisson grillé. »

Au même moment, cependant, d’autres facteurs allaient modifier la conception que Moyna avait de la géographie de Belfast. Au cours de sa première année au collège des Frères des Écoles chrétiennes, il eut la chance de se mettre à la flûte. « J'avais déjà joué de la musique traditionnelle irlandaise sur une tin whistle. J'ai ramené [la flûte] à la maison, je l'ai montée et j'ai pu alors me mettre à en jouer. »

Il lançait un caillou dans la fenêtre de chaque famille qu'elle avait mentionnée.

Son professeur de flûte, Madame Bolger, était protestante et membre du célèbre ensemble 39th Old Boys Flute Band, qui avait lancé le flûtiste de renommée internationale James Galway, lequel revenait parfois aux répétitions. Ayant remarqué les talents de Moyna, Madame Bolger l'invita à venir aux répétitions du groupe. Deux fois par semaine, il se rendait au Protestant Donegall Pass pour jouer de la flûte. Moyna s'est joint ensuite à l'orchestre des jeunes de la ville de Belfast ; le monastère de Clonard mettait une salle à disposition où lui et ses amis protestants de l'orchestre pouvaient jouer de la musique sans être dérangés. La musique était une autre manière de communiquer, elle avait le pouvoir de brouiller les lignes de démarcation de la ville.

Aujourd’hui, moyna a 45 ans. Il enseigne à l’école primaire Saint-Bernard à l'est de Belfast. Il y est responsable d'un « projet d’éducation partagée » en collaboration avec deux autres écoles primaires locales, celles de Cregagh et de Lisnasharragh. Les élèves de l'école Saint-Bernard sont majoritairement catholiques, ceux des deux autres écoles sont surtout protestants.

Pendant un nombre déterminé de jours par trimestre, les classes de niveau 4 à 7 (CE1 à CM2) – avec des enfants âgés de sept à onze ans – sont mélangées. Le thème spécifique commun décidé par les écoles pour ces cours est la technologie de l'information et des communications, ce qui peut impliquer beaucoup de choses, allant du codage et de la construction d'un drone à l'écriture d'un scénario et à l'animation numérique d'une pièce.

Dans chaque classe, les pulls rouges et les pulls bleus sont mélangés. Les petites têtes se penchent studieusement sur les iPad quand les enfants travaillent sur des images de conception graphique de monuments nord-irlandais, comme les rochers hexagonaux de la Chaussée des Géants, ou bien Samson et Goliath, les énormes grues à portique jaune du chantier naval Harland & Wolff qui se dressent au-dessus de cette ville complexe.

Actuellement, soixante mille jeunes sont impliqués dans ce système d'éducation partagée, au sein de six cents écoles dans toute l'Irlande du Nord. Dans ce mélange d'enfants catholiques et protestants, principalement fondé sur des leçons et des activités communes, manque la conscience de soi qui prenait trop de place dans des initiatives « intégrées » du passé.

Paul Smyth, qui travaille avec les jeunes depuis le début des années 1980, se souvient de nombreux projets, certains « lamentables », d'autres « vraiment très bons ». Dans ses premiers travaux avec les Peace People, on emmenait des groupes intercommunautaires en Norvège et on entamait des « dialogues qui avaient vraiment du sens ». Mais il se souvient également que les filles catholiques d'un ami furent déconcertées par une étrange journée au cours de laquelle des élèves protestants avaient été introduits dans leur salle d'école. On les avait assis du côté opposé aux élèves catholiques, puis il y eut de la danse irlandaise sur la scène et quelqu'un a lu un poème. Les deux groupes ne se sont jamais vraiment mélangés.

Il rit en se remémorant un récent épisode de la comédie télévisée à succès Derry Girls, qui se déroule en Irlande du Nord au milieu des années 1990 et qui fait la satire d'un exercice de réconciliation à l'ancienne. Dans l'émission, un jeune prêtre plein de charme tente d'animer une discussion assez artificielle sur ce qu'ont en commun les écolières du couvent catholique et des garçons protestants en visite au cours d'un week-end. Mais les adolescents – vêtus de t-shirts arborant « amis des deux côtés des barricades » –, ne parviennent qu'à trouver des différences. Peu de temps après, le tableau noir regorge d'exemples: « Les catholiques se régale de leurs statues. » « Les protestants détestent ABBA ». « La sauce catholique est Bisto. » « Les protestants aiment la soupe. »

Seulement 7 % des élèves d'Irlande du Nord fréquentent des écoles officiellement intégrées.

Cet épisode a eu beaucoup de succès en Irlande du Nord et même au-delà. L'écrivaine irlandaise Marian Keyes, sur le ton de la plaisanterie, s'est déclarée indignée par « l'affront infligé à la sauce catholique ». Les fans protestants du groupe ABBA ont protesté avec humour, notamment un groupe de flûte de Banbridge, qui a publié une déclaration sur Facebook nommant publiquement deux de ses membres comme « fans des sensations de la musique suédoise ». La scénariste de la série, Lisa McGee, originaire du Derry catholique, a clairement indiqué que la suggestion de nommer ABBA ne reflétait pas son point de vue personnel mais celui d'un des personnages, la très excentrique Orla McCool.

C'était juste pour rappeler que  – lorsque les circonstances le permettent – les « deux communautés » ont au moins un point commun : elles aiment rire. Il y a une manière particulière, familière, d'entrer en conversation à Belfast ; on en arrive vite à plaisanter. C'est quelque chose qui me manque quand je suis loin.

Quand les enfants protestants se rendent à l'école Saint-Bernard, ils passent devant une grande photographie du pape François, juste en franchissant la porte d'entrée. Cela leur a paru insolite mais, apparemment, ce n'est plus le cas maintenant. Je leur demande s'ils ont trouvé l'école différente quand ils y sont entrés la première fois. Une fille m'a dit : « J'étais perdue ! »

La religion n'est pas le plus important dans l'esprit de ces enfants. Ils font un signe de tête quand Moyna leur demande s'ils savent que leurs écoles se répartissent principalement entre catholiques et protestants, comme la majorité des écoles en Irlande du Nord. C’est l’héritage d’un système dans lequel l’Église catholique gère ses propres écoles, « publiques » et subventionnées par l’État, avec une formation distincte des enseignants. Par ailleurs, on trouve des écoles financées par l’État, « sous contrôle », ouvertes aux élèves de toutes confessions et à ceux qui n'en ont pas, mais où, en fait, les deux tiers des élèves sont protestants. Bien qu'il y ait souvent plus de mixité dans l'enseignement secondaire, seulement 7 % des élèves d'Irlande du Nord fréquentent des écoles officiellement intégrées.

James Moyna en train d'enseigner dans une classe d'« éducation partagée » mélangeant des enfants catholiques et protestants de trois écoles primaires du quartie.

Paul Close, coordinateur du projet pour une éducation partagée, précise qu'il ne s'agit pas seulement de réunir des enfants d'horizons différents, mais aussi des enseignants. Close lui-même avait eu peu de contacts avec les protestants de son âge jusqu'à ce qu'il fréquente une université à Londres et « finisse par vivre avec deux garçons de Larne. Nous disions souvent que nous ne nous serions probablement jamais rencontrés » dans notre pays natal.

Si aucun effort réel n'avait été fait pour réunir ces enfants, ils n'auraient probablement jamais eu l'occasion de faire connaissance dès leur jeune âge. Non seulement ces enfants sont généralement scolarisés dans des écoles primaires séparées, mais ils ont aussi tendance à rester confinés dans les rues à proximité immédiate de l'école et de la maison, et les zones protestantes et catholiques sont délimitées par des périmètres connus de tous.

Moyna dit des enfants de Saint-Bernard : « Nos élèves n’ont jamais remonté la rue Cregagh. Et les enfants de la rue Cregagh n'auraient jamais su où se trouvait l'école Saint-Bernard, car ce n'est pas un endroit où ils auraient eu l'idée de jouer ou de s'aventurer. »

« Maintenant, si vous vous croisiez en dehors de l'école, vous vous diriez bonjour ? », demande Moyna aux élèves de sa classe.

Ils répondent unanimement : « Oui ».

Un gamin de l'école de Cregagh me dit : « Je joue au foot avec des garçons de Lisnasharragh » – l'autre école primaire protestante. Mais il ajoute aussitôt : « J'ai aussi beaucoup de copains catholiques. »

David Heggarty, directeur de l'école de Cregagh, en est lui-même un ancien élève. Il n'avait pas rencontré de catholiques de son âge jusqu'à son adolescence, quand la police royale de l'Ulster (Royal Ulster Constabulary) a organisé une marche intercommunautaire sur les hauteurs. Lui et Philip Monks, le directeur de l'école de Lisnasharragh, apprécient la manière dont le programme permet de mettre en commun les compétences et les ressources pédagogiques des trois écoles. Les parents le voient également d'un bon œil. Des études indiquent un « changement d'attitude » positif chez les jeunes qui y ont été impliqués.

« Nous sommes voisins, dit Heggarty. On espère que les enfants se croiseront chez le médecin ou au centre de loisirs, et qu'ils se salueront. Les petites amitiés qui sont nées ont vraiment de l'importance pour eux. »

Heggarty fait également remarquer que le quartier protestant de Cregagh a récemment accueilli des immigrants catholiques d'Europe de l'Est. Dans Belfast aujourd'hui, l'immigration – à prédominance polonaise – complique quelque peu les clivages historiques religieux et culturels catholiques-protestants, irlandais-britanniques.

Peinture murale paramilitaire loyaliste de l'Ulster Volunteer Force sur la Newtownards Road, à l'est de Belfast

J'avais aussi ma carte. Je suis née à Belfast. Mais quand j'ai eu six ans, ma famille a déménagé dans une banlieue verte. Nous avions une maison individuelle avec un grand jardin. Les rues aux alentours étaient calmes. J'ai eu de la chance de vivre là.

Il y avait cependant un problème. Mon père était avocat. Au début des années 1980, il s'est à son tour lancé dans la politique unioniste. L'IRA avait un très large éventail de « cibles légitimes » – expression qu'elle avait l'habitude d'utiliser pour désigner les personnes qu'elle prévoyait assassiner. Cette catégorie comprenait des politiciens unionistes. L'un d'eux, un jeune professeur de droit nommé Edgar Graham, fut abattu à l'Université Queen, en face de mon école.

Je commençais à mémoriser les motifs mis en avant pour justifier les assassinats. Les paramilitaires loyalistes étaient plus ouvertement sectaires. Il faisaient comprendre que, en cherchant à éliminer les républicains irlandais, tout catholique devenait une cible potentielle. Ils prétendaient que semer la terreur au hasard au sein de l'ensemble de la communauté catholique exercerait une pression nationaliste sur l'IRA pour qu'elle cesse sa campagne. La théorie était aussi stratégiquement fausse que moralement effroyable.

L'IRA et l'Armée de Libération Nationale Irlandaise (INLA) préféraient prétendre que leurs assassinats étaient politiques et non sectaires. En réalité « politiques » voulait dire qu'ils pouvaient tuer qui ils voulaient. Et de nombreuses atrocités commises par l'IRA étaient explicitement sectaires – parmi lesquelles le massacre de Kingsmill en 1976, où des hommes armés ont fait sortir de force onze ouvriers protestants de leur minibus et les ont abattus, ou encore la bombe de 1993 de la rue Shankill qui tua des protestants qui faisaient la queue pour acheter du poisson. Près de la frontière irlandaise, une longue et implacable campagne de l'IRA cherchait à éliminer les protestants des fermes et des villages frontaliers, et à renvoyer les familles dans les villes à proximité.

Tant les paramilitaires républicains que loyalistes se prétendaient « défenseurs » de leurs communautés. Pour avoir une quelconque crédibilité en tant que « défenseur », il faut un « agresseur ». Curieusement, chaque groupe avait besoin de l'autre pour survivre.

Je commençais à mémoriser les motifs mis en avant pour justifier les assassinats.

Ma carte ne nourrissait pas de soupçons à l'encontre des catholiques en général : nous avions de la famille et des amis catholiques. Mais elle intégrait une profonde appréhension des républicains irlandais – non parce qu'ils voulaient une Irlande unie, mais parce qu'ils encourageaient le meurtre de ceux qui ne pensaient pas comme eux. Les bastions républicains de Belfast, comme la Falls Road, étaient donc ressentis comme inaccessibles.

Bien sûr, j'étais loin de penser qu'il ne puisse y avoir, dans ces milieux, des gens de bonne volonté, opposés à la violence sectaire. Il faut juste savoir que, s'il vous arrivait de rencontrer une personne favorable à la violence et pour qui vos antécédents pouvaient s'avérer intéressants, vous ne pouviez généralement pas faire grand-chose si vous étiez non-violents.
Quand on a déclaré les cessez-le-feu, j'avais un peu plus de vingt ans et je vivais à Londres, où je travaillais comme journaliste. À partir de 1995, on m'a fréquemment renvoyée à Belfast pour couvrir les événements.

Les temps avaient changé. Je me suis rendue dans la Falls Road pour la première fois. J'ai couvert le tout premier rassemblement du Sinn Féin à se dérouler dans l'Ulster Hall de Belfast – un événement symbolique sur un site où les unionistes s'étaient rendus célèbres en s'opposant au Home Rule.

Gerry Kelly, poseur de bombes de l'IRA et gréviste de la faim devenu politicien du Sinn Féin, recevait des applaudissements frénétiques. Un superbe spectacle de danse irlandaise par une troupe de jeunes filles était applaudi, depuis l'estrade, par les chefs du parti, Gerry Adams et Martin McGuinness, avec leur approbation bienveillante. Je pouvais ressentir l'enthousiasme de ces gens, leur fort sentiment identitaire. Mais je ne partageais pas cet enthousiasme. Je me trouvais avec d'autres journalistes, mais je me sentais sur la brèche. Je n'ai pas mis d'argent dans la boîte à collecte qui passait avec insistance. J'espérais que personne ne le remarquerait.

Les journalistes venus d'ailleurs avaient la liberté de considérer l'histoire de l'Irlande du Nord comme une joute fascinante, quoique désolante, entre deux clans politiques. Mais ceux d'Irlande du Nord se sont emparés de nous et de notre histoire personnelle. Le journaliste du Guardian, Henry McDonald, un catholique de Belfast, avait dans son enfance survécu de justesse à l'explosion d'une bombe de l'Ulster Volunteer Force (UVF), déposée à l'extérieur de sa maison. McDonald a récemment décrit comment, « paralysé par la peur », il était allé interviewer les dirigeants de l'UVF en 1993, l'une des années les plus tendues. Nerveusement, pour briser la glace, il leur raconta l'histoire de la bombe. L'un d'eux a répondu en ricanant : « Désolé, mon gars. Cela n'avait rien de personnel. »

Et pourtant, les souffrances causées par ces groupes n'auraient pas pu être plus personnelles. Chaque nouvelle attaque laissait son legs de douleurs et de colère.

Le jour du vendredi-saint 1998, l'accord de Belfast mit officiellement fin aux troubles. Beaucoup espéraient qu'avec les cessez-le-feu, les oppositions commenceraient naturellement à disparaître. Les médias internationaux sont passés à autre chose. Et pourtant, vingt et un ans plus tard, la guérison ne semble pas encore effective en Irlande du Nord.

Certes, Belfast a changé d'allure. Le centre-ville regorge de boutiques neuves et de cafés. Le quartier de la cathédrale est plein de restaurants et d’illuminations. Et le chic hôtel Europa n'est plus le plus bombardé d'Europe.

Des grillages protègent toujours les maisons contre les attaques potentielles.

Mais le monde politique reste divisé par des principes sectaires, davantage encore qu'à l'époque des pires violences. Le centre s'est désintégré ; le pouvoir s'est concentré dans les mains des partis auparavant extrémistes. Les électeurs n'osent pas changer leur position aux élections générales, au cas où leur communauté se trouverait écrasée par l'autre. Le gouvernement de Stormont, difficilement négocié, s'est effondré en janvier 2017 et n'a plus siégé depuis.

Tandis que Stormont restait vide, les rues ont été occupées. Les paramilitaires, y compris les républicains « dissidents » tels que la New IRA et les loyalistes UVF et UDA, ont consolidé le contrôle dans leurs zones. Ils restent actifs dans la criminalité et le trafic de drogue et gardent leur influence en politique. Les deux groupes ont publiquement fait étalage de leur force avec des menaces de violence voilées ou ouvertes lors des négociations sur certains aspects du Brexit. Le taux de condamnation des auteurs de fusillades et de coups de feu perpétrés régulièrement par des paramilitaires au sein des communautés est très faible – les témoins, on le comprend, hésitent témoigner.

À l'encontre de l'espoir de voir une jeune génération s'éloigner de manière décisive des cruautés du passé, une minorité choisit de les glorifier. Pour certains, qui n'ont plus de souvenir précis de la réalité, elle est déjà devenue « radicalement chic ». Des visions nostalgiques du conflit, alimentées par des commémorations paramilitaires sans regret, contribuent à faire de nouvelles victimes : lorsque la jeune et brillante journaliste Lyra McKee a été tuée par la New IRA lors d'une émeute à Derry en avril dernier, il semblait que le pire de l'ancienne Irlande du Nord se réveillait pour détruire le meilleur de la nouvelle – et pourtant la plupart des émeutiers étaient plus jeunes que McKee.

Dans l'ouest et le nord de Belfast, les quartiers sont très délimités par les « murs de la paix ». Depuis 1998, ces grilles, clôtures et barrières ont proliféré. Il y a maintenant quatre-vingt-dix-sept mini-divisions de ce type à Belfast, « protégeant » les petites communautés les unes des autres. La nuit, certaines portes ouvertes le jour sont fermées à clé. La ville enferme étroitement ses petits quartiers.

Vue aérienne d'un « mur de la paix » séparant à Belfast les communautés protestantes et catholiques. De nombreuses barrières sont ouvertes le jour pour permettre le passage, mais fermées à clé la nuit.

De retour à Belfast, je fais une promenade informelle avec James Moyna près des murs de la paix. En chemin, nous empruntons les rues de Shankill et de Falls. Près de l'endroit où Moyna a grandi, des grillages protègent toujours les maisons contre les attaques potentielles.

Le Troubles Tour est devenu une industrie locale florissante, par laquelle Belfast exhibe ses problèmes pour les touristes en visite. Les peintures murales sont une forme de communication ; elles font partie de l'interminable combat pour savoir qui relate l'histoire officielle. Les peintures murales républicaines ont été progressivement corrigées avec la suppression des représentations trop violentes. Elles préfèrent donner une image de la campagne de l'IRA qui la rapproche naturellement d'autres combats dans le monde, comme ceux de la Palestine, de Cuba, de la Catalogne, ou de l'Afrique du Sud contre l'apartheid. Les murs loyalistes, quant à eux, préfèrent souvent des représentations brutales d'hommes armés cagoulés. Mais il existe également des peintures murales historiques ou culturelles, et même une représentation de la reine.

Chaque année, les loyalistes de Belfast édifient de grands et éphémères feux de joie pour célébrer la veille de leur commémoration du 12 juillet, anniversaire de la victoire en 1690 des forces du roi protestant Guillaume d’Orange sur celles du roi catholique Jacques II. Depuis 1998, ces édifices ne cessent de se multiplier. Chaque feu est assemblé de manière complexe pour arriver à une grande hauteur ; il ravive avec mélancolie les souvenirs des talents d'ingénieurs que les ancêtres de ces constructeurs utilisaient jadis dans les chantiers navals de Belfast. Mais ces constructions ne voguent pas vers le reste du monde. Ornées d'effigies d'opposants au loyalisme, elles brûlent en cendres.

Quant à Belfast, elle ne brûle pas, mais le feu couve.

Il y a une autre histoire en Irlande du Nord, trop souvent passée sous silence. Celle qui est vécue par les personnes qui ont persisté à dessiner une meilleure carte, et qui essaient encore de le faire.

L'un des plus désolants incidents dus au conflit s'est produit en 1998, lorsque la Loyalist Volunteer Force, un groupe dissident non concerné par le cessez-le-feu, a abattu deux hommes au village de Poyntzpass, dans le comté d'Armagh. Les deux prenaient un verre ensemble au Railway Bar. Leurs tueurs sectaires supposaient que les deux étaient catholiques. Mais Philip Allen était protestant. Son ami catholique Damien Trainor devait être le témoin de son mariage.

L'amitié a signifié une manière de donner différente, plus forte.

L'horreur de leur assassinat a fait le tour du monde. Mais peut-être devrions-nous prendre le temps de méditer sur leur profonde amitié, et sur tant d'autres amitiés qui ont paisiblement défié la logique oppressive du conflit. Le langage de ce conflit se focalisait sur le fait de prendre : les groupes paramilitaires prenaient les armes, prenaient le contrôle des zones, prenaient les vies. Pour leurs membres, donner signifiait céder et abandonner.

Pourtant, l'amitié a signifié une manière de donner différente, plus forte. L'amitié a modifié la vision que Moyna avait des protestants, celle d'un enfant qui les détestait. Elle l'a écarté de la voie dangereuse qui, avec de tels sentiments, aurait pu le conduire en plein conflit, à Belfast. Il dit songer souvent aux divers adultes qui lui ont donné sa chance, sans rien attendre en échange – la famille Heinz, qui a accueilli cet étrange enfant d'une ville assiégée, les professeurs et les musiciens de la région, issus des deux milieux, qui ont encouragé ses talents musicaux et leur ont permis de se développer.

« Ces gens ont été mes anges gardiens, déclare Moyna. Ils ont su donner. »


Traduit de l'anglais par François Caudwell.