Ce que tout le monde devrait savoir, mais que beaucoup de gens ignorent, c'est que, en Arménie, sur le mont Ararat, a lieu chaque année un congrès mondial de tous les animaux de la terre. Ils viennent là, deux par espèce, un mâle et une femelle. Une sorte de trêve est proclamée pour cette occasion, si bien que le lion voisine avec la brebis, le chat avec la souris… Seul l'homme néglige de s'y faire représenter. C'est pour cela que nous sommes si peu renseignés sur cet important événement.

Ararat, c'est le mont sur lequel « atterrit » l'Arche de Noé quand les eaux du déluge eurent suffisamment baissé. C'est en souvenir de ce sauvetage mémorable que tous les animaux de la terre font cette trêve d'un jour, une fois par an. Ils ont choisi pour cette commémoration l'un des derniers jours de l'année en l'honneur du Père Noé pour qui ils conservent dans leur mémoire de bête, une grande estime.

C'est le lion, roi des animaux depuis des temps immémoriaux, qui préside avec une indéniable majesté, ce concile ocuménique. Il y a une vingtaine de siècles, à peu de choses près, le lion annonça à cette bruyante assemblée :

-J'ai à vous faire part d'une nouvelle d'une importance exceptionnelle. Je prends mon texte. (Il prend son texte) Vous savez que les temps merveilleux d'Eden doivent refleurir un jour sur la terre et que les animaux et les hommes connaîtront une béatitude parfaite sur une terre où ce sera toujours le printemps. Lors d'une de nos précédentes assemblées, rappelez-vous, nous avions appris qu'un homme inspiré avait écrit à propos de ces temps extraordinaires : « Le loup habitera avec l'agneau, le léopard gîtera avec le chevreau, le veau, le lion et le bouf qu'on engraisse vivront ensemble, et un petit enfant les conduira. La génisse paîtra avec l'ours, leurs petits gîteront ensemble et le lion mangera le fourrage comme le bouf. » Mes chers collègues, je ne sais pas trop si mon estomac supportera ce genre de nourriture, mais enfin, là n'est pas la question. La nouvelle que je vous apporte est celle-ci : ces temps annoncés sont proches. Le fils du Roi du Ciel va venir lui-même sur cette terre et rétablir toute chose. Notre frère l'aigle arrive tout droit de Nazareth, en Galilée, et nous apporte cette nouvelle étonnante !

L'aigle prit la parole :

-Ce que vient d'annoncer sa majesté le lion qui préside avec tant d'autorité cette honorable assemblée, est absolument juste. Je n'en sais pas plus, mais ma petite cousine l'hirondelle qui n'est pas encore arrivée nous apportera les dernières nouvelles.

Cette extraordinaire annonce suscita une émotion considérable. Tout le monde parlait à la fois. L'âne brayait d'allégresse, et le bouf beuglait comme un sourd. Et l'un et l'autre faisaient un tel tapage qu'on en fut scandalisé. Le président les rappela à l'ordre et dit à qui voulait l'entendre que « Ces bêtes de somme ne savaient décidément pas se tenir en société ! »

Le mot fit fortune. « Ces bêtes de somme » ! Tous les animaux présents répétaient le mot avec mépris jusqu'au moineau et sa moinelle qui piaillaient éperdument.

Car comme vous le savez, les bêtes de sommes sont, parmi les animaux, considérées avec grand mépris. Ce sont des domestiques, des serviteurs, des ouvriers ! Ah, il fallait bien cette assemblée annuelle obligatoire pour que l'aristocratie des bêtes consente à frotter son poil à celui de cette valetaille. La mouche elle-même en bourdonnait d'indignation et de ressentiment. Le lion rétablit l'ordre à grand'peine.

-Frères, pour accueillir dignement le fils du Roi de l'Univers, il faut que nous envoyions une délégation représentative du meilleur de notre race.

Là-dessus, chacun s'offrit pour cet honneur, jusqu'au moustique qui se savait le plus agaçant des personnages mais se croyait le plus important. Le lion reprit la parole :

-Je suis roi par droit très ancien mais aussi par la vertu de ma mâchoire, de ma crinière et de mes griffes. Alors, je suis de droit dans la délégation. Si quelqu'un n'est pas d'accord, qu'il me le dise !

Une immense acclamation salua la candidature du lion. Il faisait l'unanimité.

Le tigre donna son avis :

-Moi, je ne suis pas roi, mais je suis premier ministre de la jungle. J'ai du sang royal dans les veines. En plus, regardez la splendeur de ma robe : j'ai vraiment ma place dans les fêtes solennelles. J'ai aussi mâchoire et griffes. Si quelqu'un veut en tâter le tranchant, qu'il s'approche.

Mais personne ne lui contesta l'excellence de ses armes ni son habileté à s'en servir. Il fut aussi désigné pour faire partie de la délégation, sous les applaudissements.

L'ours dit : « Je suis le roi de la montagne ! »

Le loup dit : « Je suis le roi de la forêt ! »

L'aigle dit : « Je suis le roi des airs ! »

Une grande clameur manifesta l'enthousiasme de la foule devant une si splendide délégation. Tous les cris des animaux se faisaient entendre. Assurément, ils seraient bien représentés à ces fêtes dont l'éclat s'annonçait comme inouï ! On disait même que le ciel allait déléguer la plus brillante de ses étoiles venant tout exprès de l'Orient…

Là-dessus arrive l'hirondelle.

Elle est accueillie par une grande acclamation, des oh, des ah ! N'apporte t'elle pas les dernières nouvelles ? Enfin, le silence se fit, absolu. On aurait pu entendre les sauts de la puce, mais elle se tenait tranquille.

-Sire lion, et vous tous, écoutez-moi ! J'ai vu des anges qui allaient du ciel vers la terre et ils disaient : « Le fils du Roi des cieux et de la terre arrive ! Il va naître dans une étable. Ses parents sont des ouvriers. Il vivra comme serviteur parmi les hommes. »

Après ces paroles de l'hirondelle, il y eut un long, un très long silence. Un silence de stupeur. Puis les mots coururent de bouches en bouches : « Dans une étable, un serviteur !?! Un serviteur !?! Dans une étable ! »

Le tigre alors prit la parole :

-Sire lion, je ne crois pas que votre majesté puisse se rendre dans une étable, on dit que les tapis y sont de fumier… Moi, je n'irai pas, car je salirais ma robe. Je ne crois pas que nos collègues, roi de la montagne, roi de la forêt, ou roi des airs accepteront de se rendre dans un endroit si peu digne de leur naissance, de leur puissance et de leur gloire.

-Tigre, mon frère bien aimé, dit le lion, tu parles bien, et tu parles juste. Que proposes-tu alors ? Ce ne serait pas convenable de n'envoyer personne !

Un immense silence emplissait la montagne, on aurait entendu la carpe parler.

-Sire, si votre majesté veut bien me faire confiance, je propose que l'on envoie ces deux bêtes de somme, le bouf, et l'âne.

Là-dessus, un immense éclat de rire secoua la montagne. L'âne et le bouf, les deux balourds ! Ceux-ci, imperméables à la moquerie, souriaient de contentement.

Je me suis laissé dire que ce compte rendu de la fameuse assemblée du mont Ararat serait peut-être un récit apocryphe ou alors une fantaisie de poète. Si c'est le cas, je voudrais bien qu'on me dise alors pourquoi on peut toujours voir dans la crèche de Bethléem, le bouf, et l'âne, ces deux bêtes de somme ! Il doit bien y avoir une raison ! Serviteurs du pauvre, laborieux, fidèles, cela suffit-il pour mériter tant d'honneur ? Au fait, pourquoi pas ? Les derniers seront les premiers, et c'est justice des temps nouveaux.


Tiré de Noël à la chandelle, Editions S.P.B. ,1964.