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    Nicolas Poussin - Landscape with Saint John on Patmos

    Smyrne – l'église des martyrs

    par Gustave Tophel (1839-1917)

    mercredi, le 5 octobre 2016
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    Ecris à l'ange de l'Eglise de Smyrne: ‘Voici ce que dit le premier et le dernier, celui qui était mort et qui est revenu à la vie: Je connais [tes œuvres,] ta détresse et ta pauvreté – et pourtant tu es riche – ainsi que les calomnies de ceux qui se disent juifs et ne le sont pas mais qui sont une synagogue de Satan. Ne redoute pas ce que tu vas souffrir. Voici, le diable va jeter quelques-uns d’entre vous en prison afin que vous soyez mis à l'épreuve, et vous aurez dix jours de détresse. Sois fidèle jusqu'à la mort et je te donnerai la couronne de vie. Que celui qui a des oreilles écoute ce que l'Esprit dit aux Eglises: Le vainqueur n'aura pas à souffrir de la seconde mort.’ (Apocalypse 2.8-11)

    À quinze lieues, environ, de l'emplacement où se voient encore les vestiges d'Éphèse, s'étale, assez majestueusement assise sur un golfe de la mer de l'Archipel, l'une des cités les plus commerçantes de l'Orient. Toutes les grandes nations européennes y ont des consuls et des colonies; sa population atteint le chiffre de cent-quatre-vingt mille âmes, et le mouvement de son exportation annuelle, celui de cent millions de francs. Elle est le siège d'un archevêché grec, d'un autre arménien et de plusieurs établissements d'évangélisation ou de bienfaisance qui se rattachent à la confession protestante. Parmi les musulmans, qui forment à peine la majorité de la population, environ quatre-vingt-dix mille chrétiens, de diverses dénominations, rappellent, sinon tous par leur vie, du moins par leur profession de foi, le nom de notre commun Sauveur, Jésus-Christ.

    Cette ville est Smyrne. Souvent frappée de terribles fléaux, souvent bouleversée par des tremblements de terre ou consumée par des incendies, Smyrne, qui était très chétive au temps de saint Jean, s'est toujours relevée de ses ruines et toujours agrandie, jusqu'à prendre rang parmi les grandes villes, tandis qu'Éphèse, Sardes et Laodicée ont complètement disparu!

    On ignore quand et comment se forma la congrégation à laquelle est adressée l'épître dont nous nous occupons. Ce fut probablement durant le long séjour de Paul à Éphèse. Quelqu'un de ses disciples ou lui-même se sera rendu dans cette localité, y aura prêché l'Évangile, et converti assez de païens et de juifs pour en faire le premier noyau d'une petite église. À l'époque de Jean nous ne savons d'elle que ce que nous apprend l'Apocalypse, et c'est au IIe siècle que cette congrégation devient illustre par les persécutions dont elle est affligée, et, surtout, par le glorieux martyre de son évêque Polycarpe, celui qui, sommé par les juges de blasphémer le nom de Christ, répondit avec une fermeté digne et calme : « Il y a quatre-vingt-six ans que je le sers, et il ne m'a fait aucun mal; comment donc pourrais-je maudire mon Roi qui m'a sauvé? »

    Malgré les lacunes de l'histoire, nous nous intéresserons à cette petite et patiente église qui a, elle aussi, quelque chose à nous enseigner, puisque Jésus nous invite à écouter ce que le Saint-Esprit lui dit.

    I

    Le premier trait qui nous frappe dans le portrait de l'église de Smyrne, c'est qu'elle est pauvre et, cependant, riche! Pauvre en biens de ce monde; pauvre en influence terrestre; pauvre en membres d'une condition élevée ou d'une science étendue. Comme à l'église de Corinthe, on peut lui dire : « Vous n'êtes pas beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beaucoup de nobles. » Les chrétiens qui la composent appartiennent tous ou presque tous aux classes inférieures. Mais ce qui est grand aux yeux des hommes ne l'est pas toujours à ceux de Dieu, et ce qui est méprisable pour nous est, souvent, plein de noblesse pour lui.

    Pauvre en biens de ce monde, Smyrne est riche des vraies richesses : riche en Dieu; riche de ces œuvres qui constituent dans le ciel un trésor où les vers, les larrons et la rouille ne peuvent rien gâter, prendre ou détruire. Elle est riche des richesses du cœur, c'est-à-dire des richesses spirituelles; riche en foi, riche en charité, riche en amour pour son divin Chef; riche en courage dans les souffrances pour son nom; riche en décision, riche en zèle, riche en espérance, riche en joie chrétienne. Elle est riche! « je connais ta pauvreté, mais tu es riche! » Oh! quel bel éloge! Peut-il nous être adressé? Sommes-nous riches des richesses de Smyrne, riches de ces richesses qui ne corrompent pas et ne se corrompent pas? Notre église est-elle riche? Chacun de nous est-il riche – riche en victoires sur le péché; riche en renoncement et en esprit de sacrifices; riche en humilité, en support, en douceur, en bienveillance; riche en amour fraternel et en amour des âmes; riche en foi et en fruits de l'Esprit?

    Smyrne était particulièrement riche en patience, et il lui en fallait à un haut degré, car Smyrne était la plus affligée et la plus persécutée des sept églises.

    Calomniés et dénoncés par les juifs, ces instigateurs de mainte persécution à cette époque, les chrétiens de Smyrne ont déjà souffert et auront encore beaucoup à souffrir. Depuis longtemps ils portent la croix de Jésus-Christ, mais ils auront à la porter davantage. Le Seigneur ne les laisse pas dans l'illusion! Il ne leur promet pas de délivrance, pas même de soulagement sur cette terre. Disciples du Crucifié, ils sont voués à la mort. Balayures du monde, ils doivent être pourchassés et rejetés par le monde. Une crise est imminente : Satan va se déchaîner encore plus contre eux. La rage de leurs ennemis n'est pas assouvie : la constance des chrétiens n'a réussi qu'à l'irriter. Si l'on s'est borné jusqu'ici à des insultes et à des attaques isolées, on va prendre, maintenant, des mesures plus générales. Instruments zélés de la haine de Domitien, païens et juifs, coalisés contre les chrétiens, comme naguère Hérode et Pilate contre Jésus-Christ lui-même, vont jeter en prison, et, plus tard, tuer, dans d'atroces supplices, ceux dont la vie gêne la leur. Dix jours durant, et ces dix jours désignent, probablement, selon l'habitude des prophètes, dix mois ou dix années, cette église aura à endurer de cruelles souffrances, prélude d'autres douleurs qu'elle partagera avec toute l'Église chrétienne pendant les siècles suivants.

    Le Seigneur n'a donc aucun reproche à faire à Smyrne! Comme église cette congrégation n'a pas commis de fautes; elle n'est déchue ni de sa foi ni de sa charité premières. Est-ce à dire qu'elle soit parfaite? Non, l'église ne saurait l'être quand ceux qui la composent sont imparfaits eux-mêmes. Pour être sans aucune tache, il faudrait qu'elle fût déjà dans le ciel. Mais si, dans chaque membre de cette église, le Seigneur constate une lutte incessante et habituellement victorieuse contre le vieil homme; si, au lieu d'interdits, il voit des progrès réguliers, pourquoi exigerait-il actuellement davantage, et ne s'occuperait-il pas plutôt de consoler, d'encourager et de préparer pour l'avenir ce petit troupeau persécuté? Il ne lui impose, en effet, aucun autre devoir que celui de souffrir. À d'autres il demande la fidélité dans l'action, à celui-ci la constance dans la passion! Exhortations et promesses, tout dans cette lettre tend à ce but.

    II

    Si Éphèse est le type de l'Église apostolique, et de toute église à son déclin, Smyrne est donc celui de toute église qui souffre pour le nom de Jésus-Christ. Et quand les chrétiens ont-ils enduré plus d'indicibles maux et avec plus de charité, qu'à l'époque classique connue dans l'histoire sous le nom d'époque des persécutions? Quand plus qu'au IIe et au IIIe siècle?

    Comme celle de Smyrne, l'Église de ces premiers siècles est, en effet, pauvre, très pauvre aux yeux des hommes, La plupart de ses membres appartiennent au peuple : beaucoup d'artisans et beaucoup de soldats; beaucoup d'esclaves et d'affranchis; quelques personnes haut placées, quelques hommes de lettres, telle est, en général, sa composition. Si l'Évangile n'est pas exclusivement annoncé aux pauvres, c'est, en tout cas, des pauvres qu'il est le plus souvent reçu. Celse, le terrible railleur du IIe siècle, le Voltaire du temps, prend en pitié cette secte où tous les rangs se confondent, et qui se recrute dans les classes les plus basses et les plus viles. Les chrétiens ne sont, à ses yeux, que des charlatans, qui, incapables de s'adresser à des esprits sages et cultivés, ramassent la lie du peuple sur la place publique, et ambitionnent les suffrages des enfants, des esclaves et des ignorants.

    Mais, comme Smyrne, cette Église est riche aux yeux du Seigneur. Son activité est immense; le zèle missionnaire de chaque chrétien étend rapidement ses conquêtes jusqu'aux extrêmes limites de l'empire. Sur plus d'un point celles-ci sont franchies. On connaît la célèbre tirade de Tertullien : « Nous ne sommes que d'hier et nous remplissons tout l'empire, vos villes, vos îles, vos forteresses, vos municipes, vos conseils, les camps eux-mêmes, les tribus, les décuries, les palais, le sénat et le forum. » La lettre consternée de Pline à l'empereur Trajan confirme cette déclaration pompeuse. La superstition a, selon ce rapport officiel, passé, comme une contagion, des villes dans les campagnes; les temples sont abandonnés; en maint endroit les cérémonies sacrées, interrompues. On n'achète plus de victimes pour offrir aux dieux.

    Réduite à ses seules ressources, non-seulement l'Église pourvoit à son propre entretien et à celui de ses nombreux missionnaires, de ses anciens, de ses pasteurs et de ses évangélistes, mais encore, par des sacrifices incessants et incalculables, elle nourrit les pauvres, entretient ses orphelins, ses veuves, ses vieillards, ses infirmes; elle vient en aide aux naufragés; elle rachète des captifs; elle fait passer des secours aux chrétiens condamnés aux mines, et, dans les temps de famine ou d'épidémie, elle étend son dévouement à tous, sans distinction de nationalité ou de religion, de bienveillance ou d'hostilité à son égard.

    Riche en zèle, riche en largesses, l'Église de cette époque est également riche en vertus. Entre sa pureté morale et les souillures du paganisme le contraste est aussi grand que du jour à la nuit! Prise dans son ensemble, elle est le plus grand miracle de ce monde avili. Le nom de l'un de ses nombreux membres ne figure jamais sur une liste de condamnés. Ses apologistes peuvent mettre les païens au défi de citer un seul fait qui soit à sa charge. Il faut calomnier pour l'accuser, car elle déjoue la plus sévère critique.

    Mais, parmi toutes ces vertus chrétiennes, c'est encore son héroïque patience qui est le plus en vue!

    Pendant plus de deux siècles, la rage de l'homme naturel se déchaîna contre l'Église. Le sang des chrétiens coula à flots; c'est probablement par centaines de milliers qu'il faut compter les martyrs. Depuis le décret de Trajan, en l'an 101 jusqu'à l'édit de tolérance promulgué par Galère en 310, la persécution fut en permanence. La raison d'État en fit comme un devoir aux meilleurs princes. Assoupie par moments, elle se réveillait, plus furieuse, sous l'aiguillon d'un danger public. Que le Tibre vint à sortir de son lit, ou le Nil à manquer aux campagnes d'Égypte; que le ciel fût d'airain, ou le sol secoué par un tremblement de terre, aussitôt retentissait le terrible signal : « Aux lions les chrétiens! » – Mais, dans cette effroyable tempête, il y a eu, cependant, dix moments de ténèbres plus épaisses éclairées par le sinistre feu des bûchers; dix époques de recrudescence de la violence; comme à Smyrne, dix journées particulièrement cruelles; dix époques auxquelles sont attachés les noms de dix empereurs.footnote

    Vous retracer tout cet horrible drame, en vous promenant à travers l'empire pendant ces deux siècles, sur les places où s'élèvent les bûchers, dans les prisons où l'on décapite, au fond des mines où l'on maltraite, et jusque dans les cirques où les bêtes déchirent, cela ne serait ni possible ni désirable. Un seul épisode, bien connu de plusieurs, suffit à mon but.

    Nous sommes à Lyon, sous Marc-Aurèle, en l'an 177. Des ordres cruels sont arrivés de Rome. Ils portent que les chrétiens doivent être recherchés, jugés et mis à mort – les citoyens romains, par le glaive; tous les autres, dans le cirque ou par les tortures. Pour l'exécution de ce décret la population entière va prêter son concours. On connaît les chrétiens : ne sont-ils pas leurs propres dénonciateurs? Qu'ils parlent ou qu'ils se taisent, qu'ils agissent ou qu'ils se cachent, tout les trahit. Leur vie entière dépose contre eux : l'idolâtrie se mêle trop à tout pour qu'on puisse briser impunément avec elle. Les voilà donc surpris et saisis! Voyez cette foule de bêtes fauves altérées de sang qui débouche sur la place publique, traînant ou poussant, vers le tribunal, des hommes, des vieillards et des femmes. On fait un semblant de procès. L'iniquité du juge est telle qu'un témoin de la scène, Epagathe, d'indignation ne peut se contenir et demande à défendre les victimes. Cet élan du cœur le trahit; on lui demande s'il est aussi chrétien; il l'affirme, et, immédiatement réuni aux martyrs, il ira mourir avec eux. La fureur du gouverneur et du peuple s'attache surtout à la personne de Sanctus, diacre de l'église de Lyon. Mais voici qu'arrive, porté par des soldats, le bienheureux Pothin, vieillard plus que nonagénaire, évêque de l'église, et qui, dans un corps cassé par l'âge, faisait paraître les sentiments d'une âme jeune et vigoureuse. La vue prochaine du martyre illumine ses traits. Ses membres, exténués par les années et par une récente maladie, ne retiennent plus son âme que pour faire triompher Jésus-Christ. On vocifère, on l'accable d'injures. Quand le gouverneur lui demande quel est le Dieu des chrétiens, lui, pour prévenir des blasphèmes, répond fièrement : « Tu le sauras dès que tu en seras digne. » Cette parole est le signal des coups. Sans respect pour son âge, on lui jette tout ce qu'on trouve. Enfin Pothin est emmené en prison; il y expire deux jours après.

    Mais c'est dans l'âme d'une jeune fille que se révéla, d'une façon extraordinaire, la puissance de Jésus-Christ. Âgée de quinze ans, seulement, cette jeune chrétienne, une esclave nommée Blandine, était d'une complexion si faible que tous les chrétiens tremblaient pour elle. Sa maîtresse, surtout, arrêtée elle aussi, appréhendait qu'elle n'eût ni la hardiesse ni la force de confesser sa foi. Mais cette frêle créature lassa les différents bourreaux qui la torturèrent de la pointe du jour jusqu'à la nuit. Ceux-ci s'avouèrent vaincus. « Je suis chrétienne, s'écriait fréquemment la jeune martyre, il ne se commet chez nous aucun mal; » et ces paroles émoussaient la pointe de ses douleurs. Dans cette jeune esclave on put voir l'image de l'Église des martyrs : comme Blandine, pauvre et méprisée; comme Blandine, faible par nature; comme Blandine, persécutée à outrance; mais, comme Blandine, héroïque; comme Blandine, se fortifiant dans la vue anticipée de Jésus; comme Blandine, souriante à ses bourreaux; comme Blandine, destinée à lasser ses ennemis en arrachant, enfin, au plus dur de tous, à Galère, cet édit de tolérance que j'ai mentionné, édit où l'empereur déclare qu'ayant vainement cherché à détruire les chrétiens, il leur permet de se réunir et leur demande, en retour, des prières pour sa santé.

    Toutefois ce moment de la délivrance n'était pas encore là! Il fallait que l'Église souffrit encore, comme Blandine aussi, qui, exposée de nouveau aux plus atroces tourments, dut être achevée par un coup de poignard, sans qu'on pût lui arracher une seule parole d'abjuration ou d'insulte!

    L'impression que laisse l'Église de cette époque est donc inexprimable. Non pas, je le répète, que la marque de notre condition présente lui fasse absolument défaut. À côté des hérésies proprement dites, qu'on ne peut lui reprocher puisqu'elle les a condamnées, le gnosticisme et le montanisme au IIe siècle, le sabellianisme, le manichéisme, au IIIe, il y a dans les plus respectables défenseurs de l'Évangile, même dans les successeurs immédiats des apôtres, dans les écrits des Pères apostoliques, certaines tendances encore vagues, certaines altérations presque insaisissables de la doctrine du salut gratuit, par exemple, dans le culte et dans l'organisation ecclésiastique, un commencement de cristallisation, c'est-à-dire de formalisme et de hiérarchie qui, plus tard, en s'accentuant bien davantage, il est vrai, donneront naissance au catholicisme. Dans le domaine de la vie, on signale un certain relâchement pendant les temps de calme. La mondanité tend à rentrer dans l'Église. Le niveau de la piété s'abaisse; aussi, dès que la persécution éclate, y a-t-il un moment d'hésitation et de panique au sein des congrégations. Des défections, ouvertes ou dissimulées, affligent les vrais disciples de Jésus-Christ. Il se fait un triage entre ce qui est réel et ce qui est factice. Parfois, aussi, au courage chrétien se mêle du fanatisme; on court au martyre; on tend à y voir un mérite. Mais la généralisation de tels faits serait une erreur et une injustice. Pour avoir ses taches, ce soleil du IIe et du IIIe siècle, surtout du IIe, n'en est pas moins un soleil – jamais tentative de vengeance; nulle provocation; aucune injure ! L'Église est menée à la tuerie comme la brebis muette : elle n'ouvre la bouche que pour pardonner et bénir! Elle n'a pas seulement l'héroïsme, elle possède aussi la charité! Elle prie pour ses bourreaux! Elle transforme plusieurs d'entre eux en martyrs; sa gloire éclate au sein de son opprobre; elle triomphe dans la mort même; en elle se continue la passion de Jésus-Christ!

    III

    Quel fut le secret de son héroïsme? Le même que celui de Smyrne! Notre épître nous le révèle, et les écrits des Pères sans cesse nous le répètent. Ce fut : le souvenir reconnaissant des souffrances expiatoires de Christ, la certitude de la présence réelle et toute-puissante de Christ, et la perspective de la gloire avec lui!

    En premier lieu le souvenir des souffrances de Christ. Le Sauveur les rappelle dans le préambule de sa lettre à Smyrne : « Celui qui a été mort, » dit-il. Que de choses dans ce mot! Quoique saint et juste, Jésus a, lui aussi, lui, le premier, subi la mort la plus ignominieuse et la plus atroce, accrue de toutes les horreurs de l'abandon de Dieu! Eh bien, si Jésus a tant souffert pour l'Église, l'Église ne peut-elle pas souffrir pour Jésus, achever ses souffrances en poursuivant son œuvre? Qui dira la force que les persécutés de tous les temps ont puisée dans cette contemplation de la croix du Sauveur?

    À lui seul, ce sentiment de reconnaissance eût pu les soutenir. Mais il s'y ajoutait encore celui de l'assistance continuelle du Christ au milieu de son Église. Jésus a été mort, oui, mais maintenant il vit, il vit pour les siens, il vit dans les siens; avec eux il se réjouit; avec eux il pleure; en eux, c'est lui qu'on reçoit ou qu'on rejette. « Je connais tes œuvres, ton affliction et ta pauvreté. » Jésus connaît mon état, pouvait se dire chaque martyr; ma position ne lui est pas cachée; il a pesé le fardeau qu'il m'impose, et préparé d'avance le secours proportionné; il est fidèle. Et, en effet, pour les chrétiens de cette époque, Jésus est dans les prisons, dans les mines, au désert, sur le bûcher ou dans le cirque; c'est lui qui souffre. « Oh, quel spectacle pour Dieu! », écrira Cyprien, par exemple. « Qu'il fut sublime, avec quelle joie le Christ n'a-t-il pas combattu et vaincu dans les siens! Il était présent au combat, relevant, fortifiant, animant les champions de sa cause. Celui qui, pour nous, a vaincu la mort, ne cesse pas d'en triompher en nous! » À Carthage, au temps de Septime Sévère, les gardiens de Félicité lui disent-ils que les souffrances qu'elle vient d'endurer, en accouchant dans la prison, ne sauraient être comparées avec celles qui l'attendent au cirque : « Ici, répond la jeune femme, c'est moi qui ai souffert; mais au cirque, un autre souffrira pour moi, parce que je souffrirai pour lui ! »

    Enfin, avec le souvenir du passé et la pensée du présent, la vue anticipée de l'avenir. « Sois fidèle jusqu'à la mort, et je te donnerai la couronne de vie! » Combien de fois les chrétiens captifs ne virent-ils pas, en rêve, à la veille de leur supplice, Jésus-Christ lui-même qui, une couronne à une main, de l'autre leur montrait la croix, et, derrière la croix, le ciel !

    IV

    Les miracles que la foi, l'espérance et l'amour ont accomplis dans l'église de Smyrne et dans celle des premiers siècles, plus tard, au XVIe et au XVIIe, dans celles de la réforme en France, en Italie, en Espagne, en Angleterre, en Écosse, en Hongrie et aux Pays-Bas, et, ne l'oublions pas, de la fin du XIIe jusqu'au XVIIIe parmi les héroïques vaudois des vallées, plus récemment enfin dans les champs missionnaires, à Madagascar par exemple, ou à l'époque de certains réveils, ces mêmes vertus pourraient bien avoir à les produire encore!

    A-t-on raison de croire le temps des persécutions définitivement clos? Ne se fait-on pas à cet égard d'étranges illusions?

    Et d'abord, avons-nous seulement lieu de nous en féliciter et de nous en réjouir? Je veux dire : est-il bien certain qu'il faille en attribuer la fin aux seules victoires des principes chrétiens sur la cruauté et les aberrations de l'homme? Ah! quand on se rappelle les déclarations catégoriques de la Bible sur les effets inévitables d'une foi vivante et d'un christianisme conséquent, par, exemple cette parole de Paul : « Tous ceux qui veulent vivre selon la piété en Jésus-Christ souffriront persécution ; » ou celle-ci du Sauveur : « Nul serviteur n'est plus grand que son maître; s'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront aussi; » ou, enfin, son étrange promesse – « En vérité, je vous dis qu'il n'y a personne qui ait laissé ou maison, ou frères...ou champs pour l'amour de moi et de l'Evangile, qui n'en reçoive maintenant cent fois autant avec des persécutions, et, dans le siècle à venir, la vie éternelle. » Quand on réunit et médite de telles déclarations, on se demande, quelque compte qu'on tienne de la différence du temps et de la diversité des dispensations de Dieu envers son peuple, si la cessation des persécutions ne serait pas, peut-être, moins à l'honneur de la société qu'à la honte des chrétiens? Et s'il ne faudrait pas l'expliquer davantage par les défaillances de ceux-ci que par les progrès de celle-là? Est-ce le monde mondain qui est régénéré, ou le monde chrétien dégénéré? Les mœurs sont-elles plus pénétrées de l'Esprit de Christ, ou notre cœur pas assez? Le sel n'aurait-il pas perdu de sa saveur, plus que l'homme naturel de son implacable haine? On se pose ces questions; on hésite à y répondre dans un sens ou dans un autre. On sent que ce phénomène a des causes multiples, les unes réjouissantes, mais les autres humiliantes, et, en tout cas, avant de répéter avec notre épître : « Sois fidèle jusqu'à la mort, » on éprouve le besoin de se dire : tout d'abord sois-le jusqu'à l'opprobre.

    Après cela, je répète ma question: A-t-on raison de croire le temps des persécutions définitivement clos? Je ne le pense pas. Je n'ai aucun goût à faire le prophète; il faut être très sobre de telles prédictions. (…) Je me borne à vous demander si, pour peu qu'on connaisse les passions féroces et le despotisme du cœur naturel, le besoin diabolique de bâillonner la conscience d'autrui quand on a tué la sienne, la concentration croissante des diverses tendances en deux camps absolument opposés, enfin le développement rapide de la « démolâtrie, » – permettez que je crée ce mot pour désigner ce culte du peuple qui a ses pontifes et, surtout, comme naguère l'impérialisme romain, sa raison d'État, – l'on peut douter que tôt ou tard, et sous des formes moins barbares, ne renaisse, avec le zèle de l'Eglise chrétienne, l'ère de la contrainte. et des persécutions?

    Eh bien, y serions-nous préparés? Nous y préparons-nous comme si nous la devions voir? Notre foi est-elle assez personnelle et assez vivante, nos convictions assez puissantes, ont-elles pris assez d'empire dans notre cœur, passent-elles assez avant nos intérêts et nos affections, sommes-nous assez détachés des biens de la terre, réagissons-nous suffisamment, par une communion intense avec le Seigneur, contre les influences énervantes de cette époque de décadence morale pour que nous fussions en état d'accomplir les mêmes sacrifices que nos devanciers.

    Que notre imagination ne nous abuse point. Loin de nous les rêves trompeurs de dévouements fantastiques! Sans doute, le Seigneur serait là pour soutenir! Mais qui? Ceux qui, le suivant aujourd'hui où qu'il les conduise, recevraient de lui la force d'aller demain où qu'il les précédât! Avant de penser à exposer notre vie pour notre foi, sachons donc d'abord nous compromettre! Reculer maintenant devant un léger opprobre; trembler à l'idée du ridicule; sacrifier le devoir à l'intérêt et ses convictions à des convenances; avoir honte de confesser Christ dans ce temps de tolérance générale: en un mot, n'être pas fidèle dans les petites, dans les très petites choses, est-ce le moyen de se préparer à le devenir dans les grandes? Nous ne pouvons, il est vrai, posséder aujourd'hui la force qui nous sera demain nécessaire. Dieu ne la donne pas d'avance. Mais encore faut-il en avoir dès maintenant le principe, en posséder la source. Encore faut-il se mettre et rester sur le chemin où Dieu a préparé plus loin, avec une tache plus ardue, des grâces plus élevées et plus abondantes. Eh bien, sommes-nous tous sur ce chemin? Sommes-nous à Christ? Christ nous possède-t-il tout entier? A-t-il pu commencer et continue-t-il en nous une œuvre profonde? Tout plein du souvenir de ce mot : « Point de croix, point de couronne, » suivons-nous le grand Persécuté en portant son opprobre? Oh, pour qu'il puisse un jour, s'il le faut, souffrir en nous, il faut que, dès maintenant, il vive, il vive continuellement en nous; et pour qu'il vive en nous, il faut que nous vivions en lui!

    Là est la force, là est le bonheur au sein de l'affliction; là est la patience! Là sera le secret de votre courage, pour vous qui endurez les petites persécutions d'atelier, de comptoir ou de famille. Courage à vous, fidèles témoins de Jésus-Christ! Rappelez-vous que Jésus-Christ connaît votre état. Tels coups d'épingle, incessamment répétés, sont presque aussi douloureux que des coups de poignard. Telles morsures de la moquerie ou de la calomnie, aussi déchirantes, pour un cœur sensible, que, pour la chair, la dent des bêtes féroces. Mais le Seigneur connaît votre affliction. Soupçons injustes, froideurs, abandon, accusations fausses et traitements odieux, rien ne lui échappe, et comme il les permet pour que vous le glorifiiez, il vous donne et vous donnera la force de les subir. Continuez donc à être fidèles, fidèles dans la patience et dans la charité, fidèles dans l'humilité, fidèles dans la contemplation et l'imitation de votre divin modèle: soyez fidèles, soyons fidèles, et nous recevrons un jour, bientôt peut-être, la couronne de la vie.


    Adapté du livre Les sept églises d'Asie, de Gustave Tophel, 1878.

    Nicolas Poussin  - Landscape with Saint John on Patmos
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    Note

    1. Si l'exactitude de ce chiffre de dix a beaucoup de défenseurs, elle n'a pas moins d'adversaires. M. de Pressensé, par exemple, ne compte que huit grandes persécutions, la première sous Néron (64), la deuxième sous Trajan (110), la troisième sous Marc-Aurèle (177), la quatrième sous Septime-Sévère (194), la cinquième sous Maximin (238), la sixième SOUS Dèce (249), la septième sous Valérien (257) et la huitième sous Dioclétien (303). Cependant il oublie, en faisant cette récapitulation, que lui-même a parlé de celle de Dioclétien [II, vol., pag. 354, 355 et 3561 et de celle de Gallus (252) [III- vol., pag. 267] dans des termes qui autorisent à porter à dix son chiffre de huit. Du reste, comme je ne me suis nullement enchaîné à l'interprétation dite historique qui tient beaucoup à ce détail, je ne me passionnerai pas pour si peu.
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